Monica Budde, la voix libre
Sur les vestiges de l’enfance, elle a bâti non pas une carrière mais une manière de vivre qui entremêle la poésie et le réel. Monica Budde nous parle de “ce quelque chose de l’ordre de la beauté” qu’est parfois le théâtre.
Begnins. Ses greniers. Ses châteaux. Transiter des uns aux autres, c’est changer de cadre sans changer de terrain. Celui du jeu. Monica Budde a fait ses armes dans les premiers, « de vrais greniers avec des malles pleines de vieux costumes », avant de convier Le Malade imaginaire au coeur du château du Martherey puis de monter Le bal des voleurs dans une autre demeure de la commune vaudoise. D’un château l’autre, la comédienne n’a cessé de faire fructifier l’héritage spirituel d’une famille qui plaçait l’art au centre.
L’enfance est un voyage, les livres des viatiques. Avec ses frangines et ses copines, Monica Budde s’est tout d’abord adonnée au théâtre d’ombres, perpétuant alors le geste d’une grand-mère « qui fabriquait des théâtres d’ombres chinoises ». Dans la famille, l’art, c’est naturel, comme l’air que l’on respire. Le papa, débarqué d’Allemagne avec son épouse dans les années 1950 pour travailler au CERN, s’emploie à « sauver ce qu’il peut de la débâcle: la littérature, la poésie, la musique ». Parce que « ça faisait partie de la vie de faire de la musique, de monter des pièces de théâtre ». L’ainée a bien retenu la leçon: un jour, alors que les fillettes passent en voiture devant Le Palais de la justice de Lausanne, elle désigne l’édifice et dit à sa mère: « Regarde, c’est le théâtre de marionnettes! ». Monica découvrira très vite que ce sont les hommes qui tirent les ficelles. « Moi, s’il y a beaucoup de choses que je n’ai pas montées, que je n’ai pas faites, c’est tout simplement parce que je suis une fille, point à la ligne », constate-t-elle sans amertume mais avec une étincelle guerrière dans le regard.
L’époque du patriarcat triomphant est aussi celle des libertés admises. « Au collège Rousseau, nous avions des profs épatant.e.s. Celle de grec nous avait emmené en Grèce, nous avions dormi à la belle étoile… Personne ne ferait ça avec des élèves aujourd’hui. Nous sommes allés à Rome, aussi, en pleine période d’attentats. Aujourd’hui, les parents deviendraient cinglés pour le dixième de tout ça. A l’époque, on n’aurait même pas pensé à les appeler pour dire: tout va bien. Aujourd’hui, cette espèce de simultanéité de l’information, ça nous rend frileux et étriqués ». Dans la quête d’espaces de liberté, il y a le théâtre, forcément. Souvenirs de Laurent Terzieff à Genève, de La Mamma de New York qui magnifie Les Troyennes à Evian. « Je crois que c’est la première fois où je me suis dit : je veux faire ça ». Une passion, pas de doute, qui répond à la question que se pose alors Monica: « Qu’est-ce que je peux faire tout le temps et que j’adore? ». Aussi, tandis que d’autres arriment le 1er Paléo Festival aux rives du Léman, un groupe de jeunes comédiens – dont Juliana Samarine et Vincent Aubert – dresse non loin de là le pavillon du Radeau de la Méduse, « une pièce très critique de la bourgeoisie nyonnaise, de l’ennui, des rites: de tout ce qui empêche de respirer ».
Pour Monica Budde, qui rejoint l’école Dimitri – « C’était assez anarchiste, on faisait des trucs de ouf. Développer la tension, l’espace, le corps… Le texte est venu après. C’est comme si j’avais fait ma phylogenèse, je suis parti de l’amibe et j’ai suivi mon évolution » – le théâtre est le lieu du souffle et du sens. « Tu peux faire quelque chose sur les gouttes de pluie et c’est sublime. Mais quelque chose qui ne dit rien de notre vie sur terre, qui est à la fois sublime et misérable, tellement grandiose et petite… » Voilà qu’elle hésite, sent qu’elle risque de fermer des portes, constituer un bréviaire du théâtre. « Peu importe au fond », finit-elle par lâcher. Peu importe, oui, puisqu’avant tout « c’est profondément un art de la relation. A l’autre, au monde, au texte, au public, à mes propres pensées, à l’espace, au temps… Et ça, c’est quelque chose que je trouve infini. Je suis frappé de voir à quel point on a peu de mots pour parler des relations. Il y en a de bonnes ou de mauvaises et c’est tout. Mais c’est comme la neige chez les Inuits, on devrait avoir des milliers de mots. C’est ça qui importe. La relation, c’est vivant, ça bouge. C’est génial. Au théâtre on le sait, on le sent ».
Relation est synonyme de rencontre, celle de Matthias Langhoff et Manfred Karge notamment, dont Monica a découvert éblouie le Marie Woyzeck au début des années 1980. « Quand j’ai appris qu’ils étaient à Genève pour monter La Cerisaie, j’ai écrit au directeur pour lui dire: « Voilà ce que je sais faire. Je viens planter des clous si vous voulez, mais il faut que je sois là ». Et ils m’ont engagé. C’était en 84 à la Comédie ». Au coeur du processus de création, la comédienne assure les traductions et découvre qu’un bon spectacle peut transcender les langues. C’est une période faste, celle où l’on n’hésite pas à envoyer toute la troupe à Nice pour une première lecture. « Les rôles principaux avaient des salaires de chefs d’entreprise ». Le pain blanc avant la prolétarisation. « Il y a quelque années, se souvient la comédienne, je faisais mon propre texte sur la grande scène de Vidy et en sortant je vois un mec qui ramasse les poubelles. Et une idée me traverse la tête : ça se trouve, ce mec est mieux payé que moi. Deux jours après, j’en parle à mon ORP. Elle regarde sur son ordinateur et me dit : « Oh, oui ! » Donc en trente ans, le même métier était passé de salaire de chef d’entreprise à moins que le gars qui ramasse les poubelles. Ce n’est pas un truc de personne, c’est structurel, nous sommes devenus complètement capitalistes. Et nous qui fournissons la matière première, nous nous sentons de facto au même stade que les gens qui produisent le cacao pour les entreprises internationales. Il faut que la matière première coûte le moins cher possible. Et ceux qui l’emballent, la diffusent, la vendent, ont tous des conditions de travail meilleures que les miennes ».
Quant on fait métier de comédienne, l’enrichissement est d’un autre ordre. Et si, dans ce domaine, l’absolu n’existe pas, il reste la grâce du partage. « Je n’ai pas l’impression d’avoir atteint quoi que ce soit. Si, des années après, je croise un spectateur et qu’il me dit: « Oh, c’était vous, c’était beau… ». C’est tout. Et c’est ce qui importe: faire parvenir quelque chose qui est de l’ordre de la beauté, quelque chose qui est aussi fragile, aussi passager ». Ce « quelque chose » réside parfois entre les pages d’un livre, dans un alexandrin, une réplique. Aux côtés de Jacques Roman, Monica Budde donne ainsi à entendre des textes d’écrivains et de poètes dans leur nudité. « J’aime beaucoup faire ça. C’est une épure totale, il y a un lieu, des gens, un texte, et Jacques ou moi ».
Son rêve, ce serait de se rendre « chez les gens et proposer quelque chose ». « Ce que je trouve formidable et qui arrive souvent, c’est qu’après la lecture, les gens ne reconnaissent pas le texte. Ça devient autre chose. C’est la différence entre lire une partition et voir le concert ». Elle reconnait ne plus beaucoup lire de théâtre aujourd’hui. Mais quand elle se plonge dans un ouvrage, quel que soit le registre, « tout devient l’histoire, c’est comme un monde. Moi, ça me va d’être dans ce monde pour quelques mois ». Elle désigne alors un épais ouvrage posé sur le canapé, un essai sur les sociétés matriarcales, sur « l’économie du don, les sociétés non dominantes ». Soudain, c’est la féministe qui parle et qui constate « qu’aucune société féminine ne s’est effondrée – en fait, elle dit « casser la gueule » – toute seule, aucune n’a fait de mal à la planète ». On se retrouve alors du côté de Begnins quand, âgée d’une dizaine d’années, Monica embarquait une copine pour nettoyer la forêt. Après quoi, brandissant leur « récolte » au bout d’un bâton, elles défilaient dans les rues du village en criant « Pollution! Pollution! ». Une manière, déjà, de résumer ce qui plus tard l’animerait: la prise de parole et le souci des belles choses.
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