Valletti brise le glas à Avignon
Acteur, auteur, scénariste aux côtés du réalisateur Robert Guédiguian, Serge Valletti a mis du baume aristophanesque sur les plaies du festival avorté. Cet homme-là est un puissant élixir de jouvence. Rencontre.
Au début, on s’est dit : « Tiens, si l’on titrait : Valletti, le ponte d’Avignon ! ». D’abord, ça nous faisait marrer, et puis il y a une certaine vérité à affirmer que, cet été, l’homme d’influence à Avignon s’appelait Serge Valletti. Sauf que voilà : le gaillard, soixante balais et des poussières d’étoile, n’est pas du genre à jouer les pontes ni à pontifier. Son verbe truculent n’affecte aucune pose et, quand il cingle, c’est pour mieux gourmander le pouvoir.
Il y aurait pourtant de quoi pavoiser : faute de festival, si la bonne parole s’est répandue sur la cité des papes en cette maudite année, c’est en partie grâce à lui ! Et à cette vieille fripouille d’Aristophane (- 450 – 385), poète comique et géniteur de la comédie, dont Serge Valletti a soigneusement entretenu la progéniture prosodique pour mieux la hisser sur scène. Pendant une décennie, en effet, l’auteur de Saint-Elvis s’est consacré à la réécriture de l’oeuvre du dramaturge grec. Une tâche titanesque que seuls la ténacité et le soutien des Nuits de Fourvières (Lyon) ont permis de mener à bien.
En toute logique, ce travail – du moins quelques échantillons – devait trouver sa place dans « Le Souffle d’Avignon », un projet de lecture publique initié par les 5 théâtres permanents et conventionnés d’Avignon. Du souffle, oui, pour compenser celui qui a manqué à un festival réduit au silence. C’est donc un rire cathartique, tonitruant mais jamais méchant, qui a résonné sous les voûtes du cloître Benoit XII – lequel, soit dit en passant, en pinçait plus pour l’Inquisition que pour la satire des moeurs. Réunis sur scène, Philippe Caubère, Ariane Ascaride, Mourad Boulhali et quelques autres ont ainsi livré les meilleurs moments de Les Marseillais (d’après Les Cavaliers) et de Las Piaffas (d’après Les Oiseaux). En congé imposé, Olivier Py est venu saluer l’initiative des Scènes d’Avignon tandis que Roselyne Bachelot, fraîchement nommée Ministre de la Culture, s’est offert l’une de ses premières virées officielles pour goûter l’esprit aristophanesque. Toutes choses au menu de notre rencontre…
© Richard Patatut
Serge Valletti au Conservatoire de Musique de Marseille, dirigé par Raphaël Imbert, lors des répétitions du concert du Valletti Quintetto qui se tiendra le 1er juillet 2021 aux Nuits de Fourvière, à Lyon.
Tu es maintenant installé ici depuis quelques années. Comment as-tu perçu Avignon sans son festival ?
– Premièrement, triste. Avec des moments de fulgurante beauté. Justement, ça n’arrive jamais de voir Avignon ainsi, depuis 60 – 70 ans, ça n’existe pas… Sans les affiches, sans les parades, sans le bruit, sans la nuit. Donc, de la tristesse et en même temps Avignon était très très belle…
Une beauté un peu mélancolique ?
– Non, parce que la mélancolie renvoie à un temps que l’on regrette. Alors que là, on assistait à quelque chose d’exceptionnel et d’inouï. Bon, c’est vrai que ce qui est extraordinaire, c’est que c’était comme tous les autres mois. Mais il y avait un manque, on sentait que tout le monde était resté sur les starting-block. Je ne comprenais même pas pourquoi c’était dans un tel état : parce que si quelqu’un était venu jouer de la musique dans un coin, il aurait fait la quête et ça aurait marché. Il y avait quand même des gens…
Par rapport à cette situation, à ce silence de la scène, la voix d’Aristophane semblait la plus à même de ranimer les esprits?
– Eh bien, ça c’est trouvé comme ça. Aristophane est dans un marathon de 2500 ans, donc il a tout vu. C’est puissant parce que c’est fondamental. C’est le début du théâtre, en tous cas le début du théâtre « écrit ». Nous avons ses pièces, ce sont les seules qui sont restées. A cette époque-là, tu as les trois grands tragiques : Euripide, Sophocle et Eschyle. Et tu as un seul comique qui est Aristophane. Alors, avant ça, il y avait des auteurs, mais il n’y a pas les textes. Donc c’est une sorte de borne, de limite. Et comme avec cette année on a aussi atteint des limites, on se retrouve, c’est une évidence, avec Aristophane. C’est le théâtre dans ce qu’il a de plus charnel, de plus spectaculaire – c’est un pléonasme! – : des acteurs parlent devant d’autres personnes, masquées ou pas. Qui est masqué dans cette affaire ? Avant, c’était les acteurs, pas les spectateurs…
Et ils étaient combien ces spectateurs, avec les mesures sanitaires ?
– Au Cloître Benoit XII, la jauge c’était au départ 100, puis 150, et on a dû finir à 200, parce que le protocole (ndlr : la venue de Roselyne Bachelot) est arrivé. Il a fallut rajouter des sièges. Mais revenons aux bases. Bon, il se trouve que j’étais là et que je viens de finir cette aventure aristophanesque*. Et il y avait Les Marseillais, la transposition des Cavaliers, et dans les mois qui ont précédé il y a eu cette espèce de pièce de théâtre absolue qu’étaient les élections. Et puis il y a quelque chose de profond avec la Méditerranée et les Papes… Disons qu’Aristophane était chez lui. Ses pièces n’ont plus été jouées depuis leur création. C’est étonnant ! Les premières représentations en France se donnent en grec jusqu’en 1500. A cette date, il y a la première édition d’Aristophane en bilingue, grec-latin, et ça reste en latin pendant 200 ans. Puis il y a une première tentative de faire comprendre l’esprit d’Aristophane au XVIIIe siècle, avec Racine et Les plaideurs. Ce n’est pas une adaptation mais il transpose la première partie des Guêpes. Le premier a tout traduire, c’est M. Artaud à la fin du XVIIIe siècle. Marivaux s’y intéresse, Goethe aussi. Le premier écrit La colonie et La nouvelle colonie à partir de L’assemblée des femmes mais ça n’a aucun succès. Et tout ça fait que ces pièces ne sont pas jouées. Ensuite, au XIXe, il y a effectivement des revues où l’on introduit quelques passages d’Aristophane, notamment un passage de Lesystrata, où des femmes se mettent nues sur scène, et ça dans le théâtre, c’est… disons que ça permet de dire : « On va voir de l’Aristophane ». Mais surtout on va voir des femmes nues. Finalement, la première en France, c’est Dullin, dans les années 30, qui monte Les oiseaux. Donc, c’est un théâtre très frais, qui n’est pas connu. Et puis c’est le comique : se moquer des puissants. Un de ses premières pièces, c’est une charge contre les diplomates, les militaires, mais aussi les antimilitaristes. Alors là, quand on me propose de faire ça, Les Marseillais s’imposent. C’est à sa place.
“Cinéma et théâtre, c’est une autre économie, une autre façon de procéder. D’abord, pour le cinéma, tu n’es pas tout seul, et puis tu ne fais pas quelque chose de fini. Tu ouvres des pistes. Le film qui sort, ce n’est pas le scénario. C’est le scénario plus plus plus. Et parfois moins moins moins. Tu ne maitrises pas. Si tu compares, les deux c’est de la course à pied, mais il y a le marathon et le sprint”
Comment expliques-tu que la comédie a plus de mal à s’inscrire dans l’histoire ?
– Non, je ne pense pas que c’est juste. Molière, c’est comique. Et c’est plus grand que Racine et Corneille. Il y a Beaumarchais qui est aussi un grand comique. Le comique a toujours compté, mais il n’a pas besoin de glose. Les gens rient, terminé. Le plus grand, c’est Shakespeare : il alterne le comique et le tragique. C’est un grand tragique et un grand comique. Disons que le principe du comique on s’en fout, le principal c’est que les gens rient. Tandis que le tragique, tu peux dire « ah oui, j’ai pleuré, c’est très beau », mais bon, il n’y a pas la réaction tripale du rire qui fait que, si tu es comique, ça se voit. Il est possible que dans les institutions, l’éducation, ou l’apprentissage, on privilégie le tragique parce que c’est plus intellectuel. C’est la “langue”. Mais je ne crois pas que le comique soit mis de côté. Pour moi, il tient le haut du pavé depuis toujours.
En même temps, tout le monde peut pleurer pour les mêmes choses, alors que tout le monde ne rie pas des mêmes choses. Il y a quelque chose de très personnel dans le rapport à l’humour…
– C’est vrai qu’il y a des rires différents. Des manières de rire agréables, d’autres moins. C’est cette ambiguïté qui fait que c’est éternel. Le tragique n’est pas sujet à ça : il y a la sensiblerie, les mélodrames. Mais après, pour relier à notre conversation, je dirais que l’écriture c’est la vie. Et on est tributaire de la vie. Et il y a des moments où c’est cohérent. Faire Aristophane là, au Palais des Papes en 2020, c’est cohérent.
Justement, avec la pandémie il y a la notion de mort. Celle, relative, du festival. Et toi tu parles de vie. Est-ce que lire Aristophane c’est affirmer la vie par rapport à un festival donné comme mort cette année. Je pense à Bataille et à sa formule : « L’érotisme, c’est l’affirmation de la vie jusque dans la mort ». Est-ce que l’on peut dire la même chose de la comédie ?
– Je pense que c’est comme ça que les dinosaures ont disparu : ils étaient trop puissants, trop lourds. Effectivement, ils ne sont pas réactifs. Quand Olivier Py décide d’annuler en avril, il ne sait pas qu’un mois après on va autoriser Le Puy du Fou. Ça change la donne. Maintenant, sur des tréteaux, lire un texte devant des gens, il n’y a pas besoin de beaucoup de choses. Il y a besoin de la chair et de la voix des acteurs. Et la chair des spectateurs. Il y a besoin d’un endroit un peu plus surélevé. Il y a besoin d’un cloître fermé où le virus n’entre pas parce qu’on lui a interdit. Le théâtre se niche dans des endroits improbables, toujours.
Alors, comment est né ce “Souffle d’Avignon” ?
– Avignon est une ville spéciale où il y a quand même 5 théâtres permanents. Qui sont des structures dirigés par des gens qui ont fondé leur théâtre… Ces gens, ce sont André Benedetto – même si c’est son fils qui a repris les rênes -, Alain Timar, Serge Barbuscia, Gerard Vantaggioli et Gérard Gelas, qui sont là depuis 30-40 ans, qui reçoivent des spectacles et qui les créent. Evidemment, chaque année le festival crée un focus, mais c’est exceptionnel. Et c’est ce collectif qui dit : on peut lire des textes devant des spectateurs, même s’il n’y en a que cinquante. Faisons notre métier. Alors, après, c’est aussi pour payer des acteurs qui n’ont plus de travail. Parce que si on dit zéro spectateurs, les acteurs ils deviennent quoi ? Il y a donc des partenaires qui ont donné de l’argent pour payer des acteurs. Et accessoirement des auteurs.
Cela témoigne aussi d’une volonté politique. C’est ce que traduit la présence de la nouvelle ministre de la culture, Roselyne Bachelot ?
– C’est en même temps la seule manifestation à Avignon, elle a donc une valeur symbolique : Avignon n’est pas complètement mort.
Le projet s’est monté avec ou sans le directeur du festival ?
– Olivier Py est à la tête d’une structure énorme. Il a un camion, il lui faut du ravitaillement, sinon il ne court pas. Alors, il y a trois mecs en tricycle qui font des trucs et… Lui aussi il peut, mais c’est une question d’organisation. Disons que les scènes d’Avignon étaient plus légères, plus « feu follet » qu’une grosse structure qui doit bouger une lourde machine pour faire quoi que ce soit. Donc, ça a été en accord avec Avignon. Et avec les Nuits de Fourvière, je tiens à le préciser: c’est un festival qui m’accompagne depuis 10 ans maintenant et qui assume les frais de la captation vidéo, ce qui fait que cette lecture est visible partout. Et ça c’est merveilleux.
*Toutaristophane, Serge Valletti. Ed. L’Atalante, Bibliothèque de La Chamaille
Vivre pour écrire, écrire pour vivre
“La première des choses, c’est que mon père écrivait. Je le dis souvent : il aurait été charcutier, j’aurai fait de la terrine. Depuis l’âge de 6-7 ans, j’ai vu un monsieur qui restait à la maison, qui tapait sur une machine à écrire, et qui transformait ça en argent pour que l’on puisse manger et s’amuser. Donc ça me semblait un métier idéal. Pour un enfant, voir un monsieur s’installer à sa machine le matin, écrire toute la journée, et même la nuit, et puis l’échanger contre des billets de banque… Eh bien, pour moi, je vivais avec quelqu’un qui faisait de la fausse monnaie, c’était un gangster. Donc j’avais envie de faire ça. Après, dans un premier temps, je ne veux pas écrire : je veux être sur scène. Je veux faire le pitre, faire rire, parce que je fais rire mes copains quand je passe au tableau, j’ai cette vis comica en moi. Je rate brillamment toutes mes études et je veux faire du théâtre très vite. En tous cas être sur scène. Et se dire, là aussi, tu es sur scène, les gens rigolent, ils t’applaudissent, et en plus tu peux gagner de l’argent : c’est quand même intéressant ! Donc, je veux être comédien, et puis très vite j’écris ce que cet acteur qui est sur scène et qui sera moi va dire. Donc je deviens auteur. De voir mon père ça a désacralisé le côté écriture. Et l’enjeu, c’est d’être sur scène. D’être sur le plateau, de me faire remarquer. Parce que je veux faire rire tout le monde. La famille, les voisins… Alors que je suis très timide. Quand les gens rient, c’est comme s’ils m’aimaient. Voilà, je suis dans la recherche de la joie. Et de la connerie la plus monumentale qu’il y a à faire et qui fait rire à avoir mal. Je veux qu’on rie à avoir mal. Et ça, il faut l’organiser. Alors je loue des théâtres à Marseille pour faire la soirée, et il y a des gens qui viennent, je vends des billets. On loue un théâtre, on met des affiches, Valletti va lire des poèmes de Valletti, et puis les gens vont rigoler et puis ça se sait. Et je chante, j’ai un orchestre qui s’appelle les Immondices, avec des copains… J’ai 15-17 ans, et tous les mercredis soir je passe dans un cabaret à Marseille. J’écris des chansons à la con, sur le blues, chanson western, tzigane, chaque fois on prend un thème… On a une trentaine de chansons au répertoire. C’est mon activité. Le lycée, c’est une activité secondaire… Moi, j’avais peur de m’ennuyer. Quand j’étais petit je m’ennuyais et je croyais que les gens connus ne s’ennuyaient pas. Ce qui est une grosse erreur : tu te rends compte très vite que plus tu es connu, plus tu es seul et emmerdé parce qu’il n’y a que les connards qui viennent te voir. Mais quand tu es petit tu crois qu’être connu c’est le paradis. Mais c’est l’enfer. Enfin, l’enfer, j’exagère… Tu peux pas t’assoir à une terrasse de café et regarder les gens passer. Pour en revenir à l’écriture, écrire, pour moi, c’était marquer de l’orale. Presque une partition. Et je me rendais bien compte que ce que j’écrivais était entendable mais pas lisible. C’est-à-dire qu’il fallait que ça rentre par les oreilles, pas par les yeux. Ça a été un long travail, de 69 à 88, j’ai écrit et joué ce que j’écrivais. Parallèlement, je jouais des textes d’autres auteurs, Shakespeare, Marivaux, Beaumarchais, entre autres, mais ce que j’écrivais j’étais le seul à pouvoir le jouer. Jusqu’en 88 où Chantal Morel, à Grenoble, a décidé de mettre en scène une de mes pièces. Et là, je suis devenu auteur. C’est en m’absentant de la scène que je suis devenu auteur. Et il se trouve que ça a été un grand succès, sa mise en scène était très réussie, c’était ma première pièce avec 9 personnages. Un grand moment, et de 88 à 2000, j’ai eu beaucoup de commandes. Parallèlement, j’ai continué à jouer, des solo, des contemporains, des classiques… Donc je jouais et j’écrivais. Et depuis 2000, je ne joue plus, je ne fais qu’écrire. Je me suis débrouillé pour pouvoir vivre sans être obligé de faire de l’alimentaire, ce qui est tout de même la plaie de l’écriture. J’ai le temps, voilà. Je dois faire un jour le Palais des Papes ? J’ai le temps, ça viendra à temps…Faut attendre 10 ans ? Pas de souci…
Propos recueillis par Lionel Chiuch