Faim de séries? La RTS mijote petits et grands plats…
Pandémie ou pas, la loi des séries continue de s’imposer en Suisse comme ailleurs. Entre audaces calculées et stricts cahiers des charges, la RTS trace sa voie dans un univers en perpétuelle mutation. Rencontre avec Izabela Rieben et Patrick Suhner, productrice.teur au sein de la vénérable maison…
Tournage de “La vie de J.C.”, une série de Zep et Gary Grenier © Jay Louvion
L’avènement des séries n’a pas seulement apporté un nouveau souffle aux petits écrans. Il a aussi offert de nombreuses opportunités à tous les professionnels du secteur. En trois décennies de règne, tandis que la production voyait sa croissance décupler, programmateurs.trices, auteur.es, technicien.nes et comédien.nes ont affûté leurs armes pour répondre aux attentes d’un public toujours plus exigeant et toujours plus rompu aux arcanes du genre. En Suisse romande, la RTS n’est évidemment pas en reste qui, chaque saison, doit trouver le juste équilibre entre audace et contraintes diverses (budgétaires, géographiques, etc.). Après une année 2021 marquée notamment par le succès de Sacha, on fait le point avec le duo qui officie aux cuisines…
Quel bilan dressez-vous de l’année écoulée, une année marquée par la pandémie ?
Izabela Rieben, productrice au Département Fiction de la RTS
– Effectivement, les trois projets diffusés cette année, à savoir Sacha, La chance de ta vie et La vie de J.C., sont des projets tournés avec des mesures Covid. Cette situation a un peu renchéri les projets avec des frais liés à la prévention de la pandémie et apporté une dynamique particulière lors des tournages. Disons que l’espace de travail était plus rigoureux. Nous avons quand même eu cette chance immense de pouvoir tourner, même si l’angoisse d’un arrêt de tournage planait. De ce point de vue-là, le bilan est plutôt positif. Et du point de vue « comédien.ne.s suisses », nous en avons employé beaucoup. Certain.e.s s’inquiétaient de ne pas travailler mais ça n’a pas été le cas…
Patrick Suhner, producteur au Département Fiction de la RTS
– En termes de rythme de travail, il n’y a pas eu de fléchissement avec la pandémie. Il y a juste eu une petite pause au printemps 2020, lors du confinement. Mais les tournages ont repris très rapidement : nous avons notamment tourné deux séries en automne 2020, soit celles qui ont été diffusées l’automne dernier: La chance de ta vie et Sacha. En 2021, nous en avons également tourné deux : Hors-Saison au printemps et Avoir l’âge, dont le tournage s’est achevé en décembre. Donc, le COVID ne nous a pas freiné en termes d’ambition, avec ce rythme de deux séries par année, voire trois certaines années. Depuis le début de la pandémie, nous avons eu quelques frayeurs mais n’avons jamais dû stopper un tournage et nous remercions d’ailleurs les équipes pour leur sérieux dans l’application des mesures sanitaires.
Comment cela fonctionne-t-il au niveau des castings, notamment quand il s’agit de coproduction ? Existe-t-il des quotas ?
Izabela Rieben
– Il n’y a pas de quota, non, mais nous faisons des séries suisses et nous préférons qu’il y ait une majorité de comédiens suisses au générique. Le réalisateur a cependant une marge de liberté et peut imposer un ou une comédienne étrangère. Les mariages forcés ( c’est-à-dire imposer un comédien sur une production ou à un réalisateur ) sur notre petit territoire sont un peu dangereux. Il s’agit toujours de discussions.
Patrick Suhner
– Si je prends comme exemple Hors Saison, une coproduction avec Gaumont et France Télévisions, c’est le montage financier qui induit naturellement les équilibres en termes d’équipe technique et de comédiens. Il s’agit d’un projet où il y a 54 % de financement suisse et 46 % de financement français : ce rapport se retrouve assez mécaniquement dans le générique. Nous sommes attentifs à cela et nous voulons que le poids de l’apport suisse dans le projet soit respecté. La production joue le jeu, mais nous sommes un peu là pour rappeler de temps en temps que le service public a vocation à défendre toute une branche professionnelle. Sur Hors Saison, les deux têtes d’affiche sont françaises (Sofiane Zermani et Marina Hands), mais Anna Pieri Zuercher et Cyril Metzger, entre autres, leur donnent le change. Au final, ce mélange est très profitable à l’ensemble du projet.
Justement, on a parfois le sentiment de retrouver les mêmes noms d’un générique à l’autre…
Patrick Suhner
– Nous n’avons pas un star-system comme il existe en France par exemple. Ou, dans une certaine mesure, en Suisse alémanique qui dispose aussi de figures qui sortent du lot, que ce soit au cinéma ou dans les fictions TV. Mais nous avons quelques visages qui commencent à être connus. Je pense notamment à Isabelle Caillat et donc à Anna Pieri Zuercher, qui fait partie des rares visages qui sont identifiés par le public, qui plus est des deux côtés de la Sarine depuis sa participation à Tatort, ce qui est rarissime ! C’est toujours un peu délicat, parce que d’un côté nous voulons éviter de revoir toujours les mêmes têtes et que ce soit toujours les mêmes qui travaillent. Et d’un autre côté, quand on a des bons comédiens ou des bonnes comédiennes, et que l’on peut capitaliser sur leurs qualités, sur leur image, il faut en profiter aussi.
Izabela Rieben
– Certains comédiens ont aussi une bonne maitrise de la caméra, c’est un aspect qui peut faire la différence au casting. Ils sont formés à travailler au petit écran. Avec le microcosme que nous sommes en train de créer avec les séries – nous espérons que la formation va suivre –. La nouvelle génération arrive et je pense que c’est un cercle vertueux d’avoir ce rythme de production de séries TV …
Patrick Suhner
– Dans les casting, effectivement, on repère tout de suite ceux qui ont cette technique. Donc qui sont à l’aise face à la caméra : ce n’est pas donné à tout le monde. Mais si je prends l’exemple des derniers tournages, je constate que chez les jeunes comédiennes et comédiens il y a une appétence à travailler pour la fiction TV. Nous avons casté quelques jeunes qui sont vraiment intéressants. Je crois que c’est typiquement le genre d’acteurs ou d’actrices que l’on va pouvoir retrouver dans le futur parce qu’ils sont vraiment très bons. Je pense à Cyril Metzger et Clarina Sierro (Hors Saison), Isaline Prévost et Léon Boesch (Avoir l’âge), Vanille Lehmann (Sacha) ou encore David Leon Salazar (Sacha et Hors-Saison). Ce sont d’excellentes surprises et nous en sommes ravis. On croise les doigts pour que le public pense comme nous.
Vous devez recevoir de nombreux projets. Sur quels critères s’effectue la sélection ?
Izabela Rieben
– Il y a des séances de pitchings où les producteurs de séries nous présentent les projets avec les auteurs. Lorsque nous sélectionnons un projet pour le développer, le processus d’écriture peut durer parfois plusieurs années. Nous n’avons pas encore une pratique industrielle de la série TV comme les Anglo-Saxons. A la RTS, le processus de développement est constitué de deux phases : une première phase correspond à la livraison d’un premier épisode dialogué et des synopsis des épisodes. Une 2e phase consiste à la livraison de la totalité des épisodes dialogués et d’un dossier de production ( des pistes de casting, une liste artistique et technique, budget etc.). A l’issue de chaque étape, un comité décide de poursuivre ou non l’écriture pour la phase suivante. Il lit, discute, met les projets dans la balance et décide d’un green-light ou non pour la production. En ce qui concerne les comédiens, les différentes options sont encore discutées avec le producteur et le réalisateur et la chaîne. Nous regardons les essais et si l’alchimie entre les comédiens fonctionne. Mais le réalisateur reste un capitaine à bord…
Patrick Suhner
– Nous organisons deux à trois séries de pitching par année. Actuellement, nous sommes plutôt sur un rythme de deux, au printemps et à l’automne. A chaque fois, 7 ou 8 projets nous sont pitchés, et nous en retenons un ou deux par session, parfois trois. Nous remettons chaque année de nouveaux projets dans le processus de développement, au rythme de 3 ou 4 par an. Là, nous en avons à-peu-près une quinzaine en développement. Ensuite il y a plusieurs phases de validation, certains projets sont abandonnés en cours de route, d’autres vont à terme, toujours en conservant cet objectif de produire au moins deux séries par année, disons deux et demi en moyenne (2 une année, 3 la suivante). Pour avoir ce rythme de production il faut que nous ayons un important volume en développement, parce que nous savons que des projets n’iront pas au bout. A la dernière session, nous avons remarqué qu’il y a un peu moins de projets que d’habitude, du moins d’équipes qui sont venues pitcher. L’une des raisons est peut-être que, étant donné que nous avons énormément augmenté le volume de projets en développement depuis 3-4 ans, les auteurs et autrices suisses romand.e.s travaillent beaucoup et sont donc moins disponibles pour venir avec de nouvelles idées.
Est-ce que vous envisagez des collaborations avec des plateformes de streaming type Netflix?
Patrick Suhner
– Ce n’est pas encore arrivé, en tout cas en ce qui concerne la RTS. Nous avons eu des contacts avec Netflix sur certains projets, mais ça ne s’est pas concrétisé. Ils sont montés à bord de certains projets côté alémanique. Avec tout le débat sur les fameux 4 %, on sent qu’il y a un intérêt à collaborer sur des projets de manière ponctuelle. Pour nous, ce qui est important, c’est que nous nous assurions les droits sur le territoire suisse, ou du moins un fenêtrage juste et équitable par rapport au niveau d’investissement de chacun – sur une série suisse, la RTS et la SSR représentent entre 50 à 80% du financement. Il faudra aussi attendre de voir comment cette règle des 4 % va être appliquée. Nous ne savons même pas si elle va être effective un jour puisqu’il y a un referendum qui se prépare… Dans tous les cas, nous ne sommes pas opposés à une collaboration avec les plateformes.
Est-ce que l’avenir, c’est l’exploitation des droits numériques ?
Izabela Rieben
– L’objectif premier pour la RTS est de coproduire des séries qui rencontrent le public romand. Il s’agit d’abord de soutenir la production de séries avec un caractère patrimonial. Mais la distribution numérique, avec notamment Play Suisse, est aussi prioritaire. Aujourd’hui, la plupart du temps, ce sont les producteurs indépendants qui gardent les droits d’exploitations avec leurs distributeurs.
Comment caractériser une série suisse ? Beaucoup de séries se déroulent à Genève, cité internationale, est-ce que cela témoigne d’une volonté, justement, de s’ouvrir à l’international ?
Izabela Rieben
– J’ai entendu Steve Matthews*, le vice-président du développement d’HBO Europe, déclarer à Série Séries (ndlr : le rendez-vous des séries européennes et de leurs créateurs, qui a lieu chaque année à Fontainebleau) que le pire pitch qu’on pouvait lui proposer consistait à dire : « Bon, ça se passe ici, mais en fait ça pourrait se passer n’importe où ailleurs ». Il considère que c’est une phrase éliminatoire. Nous, dans notre travail, ce que nous voulons, c’est la bonne idée qui fait sens sur notre territoire. La célèbre formule « local is global » reste juste pour la RTS. Le média de service public que nous sommes a pour vocation de proposer des histoires qui font sens d’abord sur notre territoire, qui ont un ancrage suisse et qui par-là se différencient de l’offre des séries internationales. Pour autant, nous pensons que nous pouvons aller à la conquête d’un public au-delà de nos frontières. Nous avons tourné à Genève Quartier des Banques parce que le contexte narratif correspondait mais nous tournons partout ailleurs et nous faisons attention à l’équilibre dans les régions. Avoir l’âge est tourné à Vevey, Hors Saison à Champéry… La vie de J.C. au bord de l’Allondon ! Il y a aussi une logique de tournage : déplacer les équipes, ça renchérit les projets.
“ La segmentation est de plus en plus forte, nous avons donc des programmes ou des émissions qui sont dédiées à des publics précis. Le défi pour nous, la fiction long format, c’est qu’historiquement nous sommes censés être grand public. ” Patrick Suhner
“Hors saison”. Marina Hands, Cyril Metzger, Anna Pieri Zuercher, Sofiane Zermani et Pierre Monnard. Crédit: RTS/Jay Louvion
“Avoir l’âge”. Frédéric Recrosio, Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer/ © Philippe Christin/ RTS – Radio Télévision Suisse
Effectuez-vous des études préalables pour connaître les attentes du public ?
Izabela Rieben
– Les audiences RTS font un travail d’analyse minutieux pour comprendre les usages et les besoins de notre public dans un contexte de mutation des médias. Les habitudes de consommation se diversifient et s’atomisent. Les tranches d’âges que nous touchons fluctuent. Nos séries sont à la fois sur Play Suisse, sur le linéaire RTS, le Play RTS, la box TV. Toucher le plus grand nombre, c’est-à-dire arriver au succès, reste un défi. Et avec l’explosion des offres de fictions et des plateformes qui les proposent, c’est encore plus difficile.
Patrick Suhner
– Avec la consommation numérique actuelle, il y a une segmentation toujours plus importante des publics et nous le constatons depuis un certain temps. Il y a eu tout un travail qui a été fait pour l’ensemble de la RTS pour définir ce que l’on appelé la « stratégie de l’offre », afin de mieux connaître notre public. La segmentation est de plus en plus forte, nous avons donc des programmes ou des émissions qui sont dédiées à des publics précis. Le défi pour nous, la fiction long format, c’est qu’historiquement nous sommes censés être grand public. Parce que nous avons toujours été positionnés dans une case de prime time en terme de diffusion TV. Aujourd’hui, les fronts bougent un peu mais nous devons continuer de viser un large public, également sur les plateformes digitales, en ayant en tête l’idée de raccrocher au wagon la tranche des 30-50 ans, un public assez volatile. Et qui a parfois tendance à aller voir ailleurs. Nous avons là des enjeux importants en terme de fiction, et si nous prenons le bilan de cette année, La chance de ta vie a eu beaucoup de peine à toucher cette fameuse tranche des 30-50 ans, ce qu’a très bien réussi Sacha.
Izabela Rieben
– La consommation des séries co-produites par la RTS et les séries achetées se font principalement sur le linéaire. C’est-à-dire à la télévision, que ce soit en direct ou en replay. La consommation sur la box TV par rattrapage progresse chaque année et particulièrement en fiction – en moyenne 25 % en différé le soir même. Dans le cas des fictions, la consommation en direct est un mode de consommation parmi d’autres (le replay dans les jours qui suivent est un peu plus important que le soir-même) La consommation digitale des séries sur le Play RTS ou sur Play Suisse reste encore modeste.
Patrick Suhner
– Il est certain que nos plus gros chiffres nous les faisons sur le linéaire. La consommation digitale de nos séries est encore marginale en chiffre absolu par rapport à l’audience que nous faisons à la télévision. C’est là que nous touchons la majorité du public…
Ce modèle de consommation est-il typiquement suisse ou bien est-ce identique chez nos voisins ?
Patrick Suhner
– Je pense que l’audience TV en Suisse, en comparaison avec d’autres pays, reste particulièrement forte. Mais quand France TV diffuse une série, les chiffres en audience TV restent eux aussi imbattables par rapport à ceux réalisés sur leur plateforme. Après, évidemment, on doit se préparer à la transition, qui a déjà commencé il y a quelques années. Et puis nous devons garder en tête que Play Suisse est arrivée il y a un an, ce qui correspond à un changement dans les habitudes des gens et une volonté de leur proposer une expérience à la hauteur de leurs attentes. Cette plateforme a été conçue comme une plateforme de type Netflix parce qu’elle correspond à ce mode de consommation. On peut imaginer que dans les années à venir on atteindra une sorte d’équilibre entre la consommation TV – qui comme le dit Izabela comprend aussi le « rattrapage » sur les box, déjà très utilisé – et le streaming.
On trouve désormais tous types de formats. Nous ne sommes plus à cette époque où il fallait respecter des durées bien précises…
Patrick Suhner
– Ce que je constate, avec l’avènement des plateformes, c’est qu’il n’y a plus de règles. Du moins de règles strictes, comme celles que l’on appliquait avec le format 26 ou 52 mn. Même nos séries ont parfois un timing qui change d’un épisode à l’autre, alors qu’avant nous devions absolument entrer dans un carcan précis. Je pense que la question de la durée ne se pose qu’en termes d’écriture, et le format doit être au service du propos. On définit l’appétit du public non plus en termes de format, mais en termes de genre, de thématiques. Et il y a aujourd’hui un appétit pour tout type de format, pour peu que le projet touche sa cible. Si on a beaucoup parlé de La vie de J.C. , ce n’est pas à cause de son format court, mais parce que le sujet était concernant – pour ne pas dire clivant. C’est d’ailleurs un bon exemple qui prouve que les lignes bougent : c’est un format court diffusé en prime time à la TV et sur la chaîne YouTube de Couleur 3.
Izabela Rieben
– Nous avons pour objectif la production de deux séries par année en privilégiant le format de mini-séries 6 x 52’ ou éventuellement 8 x 42’. Exceptionnellement, nous pouvons participer à la production d’une websérie.
Le coût d’un épisode de série tourne-t-il toujours autour de 500 000 CHF ?
Patrick Suhner
– Ce chiffre correspond à l’apport moyen par épisode de la RTS, et en réalité il a un peu augmenté ces dernières années pour se situer autour des 600’000 francs. Le coût total d’une série est d’environ 800’000 à 900’000 francs par épisode. Mais ce n’est qu’une moyenne et ces montants sont bien sûr variables en fonction du type de projets et du format.
Quelles sont, selon vous, les prochaines étapes dans les modes de consommation des séries ?
Patrick Suhner
– Comme je le disais précédemment, la part de « rattrapage » de nos séries, ainsi que le « binge watching »** vont continuer à progresser à mesure que nos Play régionaux, ainsi que Play Suisse, entreront dans les réflexes de consommation de notre public, sur tous les écrans. La concurrence des autres plateformes augmente, certes, mais nous avons la chance d’être très ancrés sur notre territoire, et pour renforcer cela, nous avons entamé une étude sur la réception des fictions de la RTS, achetées ou coproduites, dans l’idée d’avoir des infos sur ce que le public aime : comment il consomme, quelle image il a de nos séries maison, etc. Cela va nous fournir des pistes pour orienter un peu les appels d’offre ou la manière dont nous menons les projets. Mais pour l’instant, notre objectif reste de faire du 52 minutes en prime time. Et puis nous nous sommes essayés ces dernières années à plusieurs genres, que ce soit la comédie, le polar, le thriller. Là aussi, en tant que service public, je pense que nous devons varier les plaisirs et conserver cette richesse de formats et de genres. La comédie, nous savons que c’est difficile, nous avons pu le voir avec La chance de ta vie, qui n’a pas marché comme nous l’espérions. Mais nous ne voulons pas abandonner ce genre pour autant. Nous avons notamment un projet de comédie en développement écrit par Bruno Deville, Léo Maillard et Marina Rollman. Et nous venons de tourner Avoir l’âge, écrite par Frédéric Recrosio et co-réalisée par Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer, qui est plutôt une « dramedy », comme on dit en anglais, un genre qui nous avait plutôt bien réussi sur Double vie. Elle sera diffusée à l’automne prochain.
Izabela Rieben
– Juste un mot : les audiences nous rappellent toujours que ce qui marche en linéaire marche ensuite souvent partout. En digital, en re-proposition… Un succès est un succès.
*Steve Matthews, VP Executive Producer, drama development – HBO Europe/Royaume-Unis
**Expression anglaise. Littéralement, « se gaver d’écoute ». Signifie écouter une série d’émissions en rafale.
Propos recueillis par Lionel Chiuch
“A un moment donné, il faut lâcher le bébé”
Chroniqueur inspiré des états d’âme et des écueils du temps, l’humoriste Frédéric Recrosio a su convaincre la RTS de porter à l’écran “Avoir l’âge”, une série qui mêle le drame et la comédie. Il nous dit comment et pourquoi.
Comment est né le projet “Avoir l’âge” ?
– Moi, je veux écrire pour le grand écran depuis des années, mais c’est une chasse gardée. Quand les séries ont pris leur essor, elles ont conquis les télévisions et des possibilités se sont ouvertes. Le cinéma ne laisse pas entrer beaucoup de monde, particulièrement les scénaristes : les cinéastes écrivent leurs propres projets. Là, avec la série, il y a tellement de volume, tellement de quantité à écrire, qu’il y a forcément besoin d’auteurs…
Une série réclame une écriture particulière. Quel a été ton apprentissage?
– Quand tu écris tous les jours, que ce soit un sketch, une chronique radio ou un article dans le journal, au bout d’un moment il y a une familiarité avec le fait de « concevoir des objets ». Ensuite, tu es confronté à des contraintes usuelles liées au format. Les histoires pour l’écran, ce sont presque des mathématiques. Moi, je voyais que je pouvais soigner des enjeux, écrire des dialogues. Ensuite il faut permuter des morceaux, créer des proportions, et puis rendre ça intéressant 52 minutes, 6 fois de suite, en tenant les gens en haleine. Il y a des choses dans la série, la mienne, qui sortent un peu des formats et on m’a encouragé dans ce sens. On a toujours tendance pour être efficace, pour rythmer le tout, à raccourcir afin d’aller au plus près des enjeux. Moi, j’aime bien quand ça cause, quand ça échange… Donc, il y avait la nécessité de ne pas faire une série où les gens ne font que parler même si moi je penses que parler, c’est bien: c’est ainsi que l’ont défini qui l’on est. C’est une série où il y a un petit peu de gens qui théorisent leur vie et puis qui vivent aussi…
C’est une thématique qui t’est chère, celle des années qui passent et des questionnements qui y sont liés…
– Après, c’est sûr, je traine autour des mêmes sujets. Et là, comme il y a plein de personnages, ce que je trouve merveilleux, c’est de pouvoir traiter les multiples façons de ne pas être “ajusté” à son âge. Tu sais, quand tu as vingt ans, tu voudrais tellement être mûr, tu noircis tout pour apparaître un peu désabusé, désespéré. Puis à 40, où tu as objectivement des raison de l’être, tu essaies de nier le fait que tu sois autre chose qu’invincible. Enfin, quand tu as 80, tu dis, « ça a été trop vite, comment gagner un peu de temps en maximisant tout ce que je peux faire de ce temps ».
Le terme de “dramedy” te convient?
– C’est un peu ce qui se dit à propos de la série. Moi, je suis entré en interaction avec la RTS parce que je suis un auteur humoristique, j’ai dit que je voulais un peu faire une comédie. Après, j’ai écrit volontairement un premier épisode très riche, trop long, pour montrer jusqu’où on pouvait aller et pour faire rire. Et après cette étape, le projet est devenu ce qu’il devait être : il est aussi chargé d’enjeux qui ne sont pas du tout amusants que de drôlerie. Parce que j’aime bien aussi les gens qui se mettent à distance de leur destin, mais c’est vrai que le drame a repris sa place comme il se devait. C’est juste que moi quand j’arrive et que je me présente je suis obligé de dire que je suis un auteur humoriste, pour bénéficier d’une légitimité.
Le contact avec la RTS, il s’est établi de quelle manière ?
– Deux fois par an tu as les pitching avec une équipe de la RTS, assez impressionnante, avec 12 personnes qui te font face. Ils reçoivent donc des artistes, des auteurs et des producteurs qui viennent parler de ce qu’ils voudraient faire. Je pense que c’est là que ça s’est joué pour moi. D’abord parce que je me suis juste présenté comme un auteur en disant : « Voilà, je trouverais bien que l’on s’intéresse les uns aux autres. Vous, vous avez besoin d’histoires, nous, on est capable d’en écrire ». Ma stratégie, c’était d’éliminer tout ce qui leur permet de dire non. Je me suis donc dis, si je me présente juste comme auteur, ils vont comprendre que la démarche est sincère, ce n’est pas un projet pour m’employer. J’avais envie de faire de la réalisation, mais je savais aussi que si je me mettais à la réalisation, je ne favorisais pas forcément le projet car ils auraient pu me dire : « Mais, tu n’es pas réalisateur ». Donc, je me suis présenté comme auteur. Tu as 5 minutes pour convaincre les gens que tu peux les amuser 5 heures. Je sais aussi qu’ il y a eu un changement à la RTS, et je me suis retrouvé devant une équipe un peu renouvelée. Pour Avoir l’âge, c’était bien… J’ai 46 ans et peut-être que j’étais en phase avec les gens devant moi.
La réalisation a été confiée à Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer…
– Là, c’est vraiment une rencontre. Et un chemin pour pouvoir vérifier que les approches correspondent. Après, tu lâches le bébé complètement. C’est un deuil quotidien. Parce que ce que tu as conçu, écrit, va être interprété. C’est obligé. Donc, a un moment donné, il faut lâcher ça. C’est une épreuve. Mais ce que je sais à propos de Klaudia, c’est que l’on a des références communes. Beaucoup. Et pour moi, c’était la clé. Quand on aime les mêmes choses, que l’on révère certaines approches… On a beaucoup parlé de Transparent, qui pour moi est le chef-d’oeuvre absolue dans la série, on a parlé de Ramy, des formats courts où il y a de vrais enjeux complexes. Des gens qui vivent des choses… amusantes, en fait. Moi, j’ai rajouté une couche là-dessus, ce que je raconte c’est plutôt des sujets existentiels, des gens qui se noient dans un verre d’eau. Des adultes sortis d’affaire qui n’ont rien d’autre à faire que de se poser des questions… C’est vraiment la pyramide de Maslow* : « Suis-je en adéquation avec moi-même ? Avec le monde ? ». Donc ça j’aime bien, et Klaudia aussi.
Concernant le casting, tu avais déjà des idées en tête au moment de l’écriture ?
– J’étais présent au casting. Pendant le process, j’ai toujours contribué à la question. C’est-à-dire, tu n’as pas le droit de veto – je ne l’aurai jamais exercé de toute façon – mais tu donnes ton sentiment. Quand tu sens qu’il y a une décision qui trouble un peu la vision d’ensemble, et bien tu insistes. J’ai très souvent été écouté et puis, quelquefois, j’ai vu que je ne déciderai pas…
Pour la phase de montage, tu as collaboré étroitement ?
– Non, pas étroitement. Mais encore une fois, je sais que je peux nuire à un projet par ma présence, mes exigences. De toute façon, ce ne sera pas ce que j’ai imaginé. Donc, je dois apprendre à gérer cette distance. Il y a des visionnements prévus, c’est Klaudia qui insiste parce qu’elle veut mon retour.
Tu attends la diffusion avec angoisse ?
– Evidemment : si je vois quelque chose qui n’est pas réussi, je dirais que ce n’est pas ma faute. Et si c’est réussi, je dirais que c’est grâce à moi. Franchement, pour moi c’est un chemin. Et là, j’ai mené à bout un premier projet.
*La pyramide de Maslow est une classification hiérarchique des besoins humains.