Le théâtre dans la peau – Acte VI

(IN)CARNATIONS est un feuilleton qui donne la parole autrement à celles et ceux dont la voix publique s’est tue un vendredi 13. Une série de portraits “épidermiques” signée Laure Hirsig.

Confinement et mesures-barrière excluent tout rassemblement et toute proximité: deux conditions sans lesquelles le théâtre n’a pas lieu.

Ni une, ni deux, on assiste à une fulgurante levée de bouclier anti-viral à grands coups de lectures skypées, de pièces de chambre, de matchs d’impro en split-screen, de rediffusions de spectacles. Bref, un déballage massif d’initiatives créatives fuse sur la toile.

Pendant ce temps, j’entonne le suppliant refrain de Dominique A « Qu’est ce que tu n’ferais pas Pour la peau ? ». La peau du théâtre me manque. Notre unité de temps, de lieu et d’action me manque. L’inclination à nous approcher les uns des autres pour nous faire face me semble une disposition naturelle. Rien ne remplace l’expérience d’être là quand l’acteur produit l’acte théâtral sans filtre, sans écran, sans intermédiaire ; juste sa peau ou celle du personnage dans laquelle il se sera glissé.

Membrane délicieuse qui nous délimite, la peau pourtant respire. Elle nous sépare et nous relie. Baromètre de nos émois, de nos hargnes et de nos troubles, elle trahit ce qui ne reste pas sagement dedans. Alors les joues rosissent, la sueur perle, les larmes coulent, les chairs se hérissent, les veines se gonflent, les postillons fusent. Ce florilège de manifestations physiques involontaires teinte d’humanité et de sensualité l’interprétation de l’acteur. À son tour, le public frémit, salive et tremble sous les salves du jeu.

Les présences singulières ou la qualité d’abandon de certains comédiens déclenchent en moi d’irrépressibles bouleversements. Je pars sonder celles et ceux, dont la sensibilité à fleur de peau me contamine à chacune de leur apparition. Est-ce que la peau du plateau leur manque aussi ?

Crédit: LDD – Efes  Kitap- Pixabay

Françoise Boillat

La Dame du lac

Depuis son paradis lacustre, le teint piqué à vif, une chevelure courte encanaillée par des vents contraires, elle apparaît. Plus vraie que nature, Françoise Boillat fait souffler sur mon écran une douce brise. Au début des années 2000, elle prend la tangente. Cap à l’Est : Russie, Roumanie, où elle s’initie à de nouvelles méthodes, œuvre et vit avant de rentrer au bercail, lestée d’un supplément d’âme et d’expériences.

En toute discrétion, l’actrice elfique ensorcelle qui s’aventure où elle officie. Un claquement de doigts de fée, un clin d’œil, un geste “innocent”, parfois même subliminal, et nous voilà sous l’emprise de cette Dame du lac qui n’est pas du genre à s’enliser dans les sables mouvants de la morosité. Qu’il soit en coin, enfantin, moqueur ou ravageur, le sourire de Françoise lui colle à la peau. Sans vergogne, même si l’heure est grave et le fond de l’air inquiet, elle décoche risette après risette, les pensée comme des flèches. Toutes iront hérisser le cœur de la cible, avec humour, pudeur et sagesse. Rencontre dans l’alcôve de verdure d’une datcha helvétique, avec cette charmeuse qui arme les invincibles, enseigne les arts et les lettres, et érige le plaisir du jeu en sacré Graal.

 

Est-ce que le théâtre vous manque ?

Dans l’absolu, oui : le théâtre est mon quotidien. Le hasard a voulu que le confinement, engrangé le 13 mars, a coïncidé avec la fin d’une grosse période de travail ininterrompue d’une année. Dans ma tête, une pause était donc prévue. Je devrais maintenant m’occuper de l’administration et de la diffusion, auxquelles je n’arrive pas à m’attaquer. En réalité, je suis soulagée que tout s’arrête d’un coup et trouve salutaire que nous soyons moins lancés tête baissée dans l’action. Cette épreuve offre l’occasion de questionner nos habitudes et nous encourage à fonctionner différemment, pas seulement sur le plan artistique et théâtral.

Ces derniers temps, j’ai pensé aux projets passés dont certains datent, mais conservent un lien avec mon actualité parce qu’il existe une volonté de les reprendre et parce que j’y suis attachée. Je me suis dit qu’il fallait en lâcher certains, qui ne font plus sens aujourd’hui. Peut-être tout abandonner et recommencer. Cette période donne l’élan pour oser trier, pour laisser s’échapper ce qui doit l’être. Plein de gens font actuellement du tri dans leurs affaires, lavent tout, rangent tout, puis se mettent à faire de la tresse et du pain maison. Apparemment, nous avons besoin d’évacuer certaines choses. Parallèlement, je ne nie pas que cet arrêt subit me contraint. Ma relation au théâtre s’est complètement arrêtée, et j’ai l’impression qu’avec elle, c’est toute mon activité cérébrale qui s’est éteinte. J’ai voulu regarder des pièces sur internet, notamment pour documenter les cours destinés à mes élèves. J’ai commencé à visionner quelques pièces, mais j’ai très vite arrêté. Cet été, je suis censée répéter. La perspective de la reprise déclenche en moi une réaction bizarre, comme si je n’étais pas totalement disponible, comme s’il était trop tôt pour tout remettre en route.

Disons que je ne suis pas impatiente, parce que mes conditions de confinement sont sympathiques. Peut-être que dans un deux pièces, sans balcon, en ville, j’aurais davantage besoin de m’aérer, de revoir du monde et de renouer des liens sociaux, mais ici… il fait bon, c’est agréable d’être chez soi ; c’est si rare… Bien sûr, je me réjouis de retourner dans une salle de spectacle, de remonter sur scène, de revoir mes camarades de jeu et mes élèves mais, pour l’instant, cela me va bien d’être comme ça. Malgré mes doutes sur la reprise prochaine de la vie théâtrale, je ne m’angoisse pas spécialement. J’observe.

Quand vous vous trouvez sur le plateau, que cherchez-vous à dire avec votre corps, que ne disent pas les mots ?

Du corps se dégage une énergie qui n’est pas cérébrale. Les mots décrivent des situations, des sentiments, des relations. La texture de la voix transmet des sensations. Le corps, lui, porte les énergies et transmet l’ensemble des émanations non intellectuelles. En jeu, le corps est entièrement mobilisé. Il raconte tellement ! Il a le pouvoir d’exprimer des choses opposées à celles que porte la parole, et raconte parfois davantage que le texte. Précieux outil de complexification du personnage, le corps apporte des couches supplémentaires, qui convergent, ou divergent de ce qu’indiquent les mots. Le corps est donc essentiel.

Pour moi, c’est un partenaire avec lequel tu construis en toute confiance. Il arrive que mon corps m’emmène à un endroit inattendu. Il m’ouvre alors un nouvel espace dans lequel je plonge avec surprise et curiosité. Grâce à lui j’explore, mais attention, pas comme un jeune poulain débridé qui part dans tous les sens. Il faut jeter son corps et son esprit dans le jeu en gardant l’équilibre. Selon où ton corps t’emmène, tu disposes parfois de la distance nécessaire pour réaliser ce qui se passe en toi, et même sur le plateau. Ce serait mal interprété de dire que l’on se regarde jouer ; c’est plutôt un endroit duquel on “s’observe”. Depuis là, j’ai l’impression que je peux faire de la dentelle.

Cette disposition à s’observer dans l’ultra-présent est-elle comparable à une sorte de dédoublement?

– C’est une observation, pas un contrôle. Il ne faut pas essayer de maîtriser, ni faire des allers-retours avec son cerveau pour marquer ce qu’on est en train de produire. Consciente de mon chemin d’interprétation ; j’expérimente, je tente d’animer cette matière théâtrale en insufflant constamment des variations dans les rythmes, les intentions, le phrasé… J’essaye de me laisser surprendre et quand cela réussit ; je découvre ou redécouvre le texte, les personnages, la pièce.

J’applique cette même approche avec mes partenaires, sous forme d’orchestration. Nos corps et nos esprits se mettent ensemble pour travailler une matière commune. La notion de “jeu“ prend alors tout son sens. Ensuite, c’est avec le public que l’on se met au diapason. De l’intérieur, je perçois ce moment d’observation comme un passage entre l’esprit et le sensitif, deux pôles dont la combinaison bouge, un peu plus par ici, un peu plus par là. Activer et mobiliser son corps donne une force énergétique incroyable à l’acteur. La perception de l’extérieur ne converge pas nécessairement avec les sensations intérieures. Ce que produit le jeu nous échappe partiellement. Typiquement, lorsque nous sommes trop émotionnels, donc moins en observation de ce qu’il se passe, moins à l’écoute et moins dans la technique du texte, on peut avoir l’impression intérieure d’une traversée magique et exceptionnelle. En réalité, on a totalement manqué de précision, et n’étions pas si magiques et exceptionnels !

Que provoque en vous le regard collectif et anonyme du public ? Sentez-vous les spectateurs ou vous rendez-vous imperméable à leur présence pour ne pas être déstabilisée ?

– Je travaille avec les spectateurs. Si je suis sur un plateau, c’est pour eux, pour les faire rêver, réfléchir, pour leur donner, leur transmettre. J’ai donc besoin de les sentir, comme des partenaires vivants. Ils sont toujours là, présents dans mon esprit, même quand ils n’expriment rien. Il faut éviter d’être déstabilisés par la sensation que nous donne le public, et surtout, ne pas modifier le travail de plateau en fonction de cette seule impression. Quand les spectateurs se montrent présents, réactifs, attentifs, tu peux jouer avec leur générosité, mais quand s’ils ne semblent pas être là, ou hermétiques, tu dois continuer à tout leur donner. D’autant plus que leur silence est parfois signe de grande écoute, et non d’ennui.

Il m’arrive d’être déconcertée par le départ d’un spectateur, un malaise dans le gradin, une sonnerie de téléphone, ou quelqu’un qui réagit trop fort, la sur-réaction – même positive – est toujours étrange. Dans ces situations-là, je ferme un peu, je réduis volontairement ma porosité pour pouvoir rester au service du spectacle, de mes partenaires de jeu et des autres spectateurs. Nous disposons d’un spectre qui permet de s’adapter aux circonstances, et de se sentir en phase avec le public. Mais parfois on n’y arrive pas, parfois on a le sentiment d’être mauvais, parfois on l’est.

Êtes-vous la même hors scène et sur scène ? Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, votre personnalité scénique ?

– C’est un peu la blague, mais le retour que l’on me fait souvent, c’est : « T’es tellement belle sur scène ! » C’est flatteur certes, mais à chaque fois, j’ai envie de dire : « Euh, et sinon, hors scène ? » Je le raconte comme une anecdote, mais cela va bien au-delà, car c’est une remarque récurrente qui questionne la présence scénique et ses mystères. Je suis effectivement différente hors et sur scène. Je mobilise une autre énergie sur scène. J’y suis hyper sensible. Tout mon corps se met en action et je développe alors une conscience intégrale de ce qu’il produit en temps réel : la manière dont je me tiens, ce que ma posture raconte, la manière dont je regarde les autres, etc. Ce dont je n’ai pas, heureusement, conscience dans la vie de tous les jours. Cette mobilisation totale génère un plaisir, qui lui aussi, me modifie. Et puis, il y a les regards posés sur nous qui agissent fortement, car ils convoquent de nous quelque chose de particulier.

Dans la vie courante, le corps est exposé à 360°. Sur scène, l’axe proposé par le jeu créé des angles morts, invisibles pour l’œil public. Cela marque-t-il une différence dans la manière de se comporter à la vie et à la scène ?

Effectivement, les axes et la tenue du corps y sont différents. Quand je joue de dos au public, j’imagine ce que le public voit, et je travaille à partir de ça. Si je décide de croiser les doigts, je sais que quatre spectateurs vont le voir. Ce geste, aussi infime soit-il, sera composé, décidé, volontaire. Dans la vie de tous les jours, je ne cherche pas à maîtriser. Quand je me vois en photo, dans ma vie personnelle, je pense souvent « mais quelle horreur, je me tiens mal, je suis toute ratatinée ». Sur un plateau ; c’est à la fois moi et pas moi, qui suis engagée. On en revient à l’observation. Je connais assez bien mon corps et j’arrive à sentir le courant général.

Un mouvement, un déséquilibre, même léger, racontent quelque chose. Tu le sais parce que toute modification de ta posture agit sur ton émotion profonde. Tu dois rester en permanence connectée à ce ressenti. Associer tous ces éléments, tout en restant mobilisée, semble idéaliste, pourtant cela arrive souvent. Il est clair que les spectateurs lisent de moi des choses dont je n’ai même pas conscience, toute une portion de notre spectre n’étant accessible qu’aux autres. Cette part qui nous échappe créé aussi le spectacle. Certains metteurs en scène t’engagent pour cette chose précise qui existe chez toi, que tu dégages sans le vouloir, ni le savoir. Cette part d’ombre ne nous appartient pas.

On dit que le théâtre est l’art de l’illusion par excellence, celui qui se joue et joue avec la réalité. Le théâtre est-il néanmoins pour vous un moment de vérité?

Oui. Quel que soit le rôle, je reste en accord avec le personnage et sa véracité, même si elle est illusoire. J’ai l’impression de m’y rattacher en permanence. Sans se mouler à la psychologie du personnage, on doit rester proche d’une parole vraie et d’un engagement sincère. À mon sens, cela ne marche pas si l’on se maintient dans le strict illusoire, dans la fabrication pure. En tous cas, personnellement, cela ne m’intéresse pas.

C’est au contraire là que cela devient vertigineux et mystérieux. Je ne suis pas le personnage ; le personnage est avec moi. Selon les projets, j’ai la sensation de le porter, de l’endosser, comme un manteau. D’autres fois, il est à mes cotés sur le plateau tel un partenaire fantomatique. Parfois, il agit à un endroit bien précis dans le corps, l’esprit, l’intellect ou même le cœur.

Le texte, le personnage, son histoire génèrent des impulsions intellectuelles et sensitives qui me sont propres. Elles évolueront en lien avec mes camarades de jeu, au cours des répétitions puis des représentations.

Je suis connectée à ces émotions personnelles – donc potentiellement sincères et vraies – tout en donnant corps à un personnage qui n’est pas moi, mais que j’incarne… C’est complexe ! Bien que tout cela ne soit pas “vrai” puisqu’il s’agit d’une construction théâtrale, on se maintient dans la véracité du personnage. Sans dire « je suis », mais en affirmant «  je pense » ce personnage au plus proche de ce qu’il est pour moi. Et quand je suis au plus proche de moi, que puis-je donner à ce personnage ? Que puis-je transmettre plus loin ? Car il faut transmettre plus loin.

Crédit: Françoise Boillat

Comment trouver la vérité du personnage? En pensant à lui? En se documentant? En l’imaginant?

En répétition, se raconter des événements liés aux biographies des personnages aide parfois à comprendre leurs relations aux autres personnages, à raconter une histoire commune sur scène. J’utilise également mon imaginaire et mon ressenti. Lorsque je pense à lui ou à elle, qu’est-ce que ce personnage interroge chez moi ? Pas seulement intellectuellement, mais aussi émotionnellement ? À la lecture d’une scène, tu peux être traversée par des émotions authentiques. Il est intéressant de se demander ce qu’elles racontent ? Ces émotions ne sont pas là pour rien. C’est à partir d’elles que tu construis.

Une partie du processus t’échappe. Personnellement, je ne vis pas avec mes personnages en permanence. Je pense plutôt à mon texte, ce qui est relativement technique. Sur le plateau, tout le travail que tu as fait se mobilise, se met ensemble, s’agence et s’expérimente.

Comme autre source pour moi, il y a… la nuit. Mes nuits sont riches de rêves intenses et délirants, dans lesquels se passent énormément de choses. Si je rêve d’une scène, il peut m’arriver de répéter la même phrase toute une nuit. Pourquoi cette réplique ? Je l’ignore. Mais ce n’est pas innocent, ni sans conséquence. Le corps investit dans les rêves sa part d’inconscient, de spirituel. Pour moi, les personnages de théâtre existent, comme existent les fantômes. Ils sont un peu là, avec moi, alors je communique un peu, avec eux.

Dans Certaines n’avaient jamais vu la mer, l’adaptation théâtrale du roman de Julie Otsuka que j’interprète seule, je ne me suis jamais identifiée à ces femmes japonaises. Par contre, je sentais leurs présences à mes côtés. Dans le travail d’interprétation, on met notre inconscient à contribution. Par exemple dans ce spectacle, je pliais ma veste, un peu comme j’imagine que l’on plie un kimono. J’essayais de le faire avec une extrême… politesse. Ce n’était pas mes gestes ; je ne suis pas de culture japonaise. Tout à coup, je cheminais avec une infinie précaution vers un rituel qui ne m’appartient absolument pas. Je le faisais tout en respect ! Aussi respectueusement que possible, d’autant plus que j’engageais une culture étrangère à la mienne. Ce spectacle reste spécifique à mes yeux, pour cette raison-là. De plus, les personnes évoquées dans le roman d’origine ont potentiellement existé. Quelle que soit la figure que tu joues, il faut exprimer du respect pour ton personnage et son vécu.

Dans Rebelles, l’adaptation théâtrale de la BD de Pénélope Bagieu Les Culottées, jouer la poufsur un podium en robe à paillettes m’a aussi beaucoup amusée. Il s’agissait d’un autre genre théâtral, mais dans lequel je ne m’identifiais pas non plus : je ne suis pas une pouf à la vie, en tous cas pas tout le temps (rires). Là encore, je devais m’aventurer à un endroit qui ne m’est pas familier. J’éprouve du respect pour ce personnage aussi. Si tu sais pourquoi tu endosses une figure, ce n’est pas dégradant, au contraire c’est fascinant, voire jouissif. Ce qui importe, c’est l’image que tu renvoies du personnage au spectateur, et ce qu’elle contruit comme représentation chez lui. Cette pétasse mérite autant de respect qu’une migrante japonaise, mariée de force et à distance à un inconnu.

Tu construis plusieurs couches pour chaque personnage. La parole que tu lui donnes, ce que tu fais avec le corps, qui peut être antinomique par rapport à ce que tu dis, permet de créer des contrepoints. J’adore ça. Cela correspond à ma personnalité. Dans la vie, si je dois parler de choses personnelles devant du monde, je vais bifurquer dans l’autodérision. Ainsi, ce que je dis m’appartient moins directement. L’humour est une protection.

Je suis quelque peu pudique. L’imaginaire que j’insuffle au personnage me protège. Sur le plateau, par pudeur, je restitue une construction. C’est délicat, parce qu’on le veuille ou non, on dévoile forcément une part de soi, qu’elle soit lisible ou non par le public. Tu vois Conan le Barbare sur scène, mais qui est l’acteur ? Pour moi, c’est plus simple de passer par la construction de Conan le Barbare que de jouer à partir de moi. C’est d’ailleurs pour ça que je fais du théâtre. Je peux jouer avec ce trouble, décider ce que je montre ou non, ajouter des couches.

Comment vivez-vous le confinement par rapport à votre métier (ndlr: entretien réalisé avant le déconfinement)? 

– Le confinement provoque l’interruption de mes activités théâtrales. J’accepte sans problème de passer par là. Artistiquement, tout s’est arrêté, mais je ne vis pas mal ce bouleversement. J’ai l’impression que mon cerveau s’est arrêté. J’ai récemment reçu un livre en cadeau. Celui-là, j’avais vraiment envie de le lire. Je me suis ruée dessus, mais je ne l’ai pas encore terminé… Je n’arrive plus à penser, ni à travailler, ni à rêver des spectacles. Je n’arrive à rien mais ce n’est pas angoissant. J’ai besoin de concret. Ma créativité est en pause. Quand la machine reprendra, je vais m’y remettre à fond.

Pour lire, pour rêver, j’aurais besoin de pouvoir m’isoler, or, dans ce confinement je ne suis plus jamais seule. Sollicitée en permanence, je m’occupe des miens. Je suis dans un confinement familial ; je m’improvise enseignante, prof de musique, de solfège, boulangère, basketteuse… Je trouve ça super et n’ai aucun regret.

D’un point de vue purement artistique, j’aurais adoré expérimenter le confinement en solo. Si j’avais été seule, se serait-il passé des choses artistiques ? Peut-être… je n’en suis pas certaine. J’associe le manque d’inspiration à une absence de stimulations. Sans objectifs précis, on se demande ce qu’on va faire et pourquoi le faire.

Quelle est votre vision pour le théâtre dans le monde d’Après ?

– Il y aura un Avant 13 mars 2020 et un Après, vu l’ampleur de l’événement. Mais en quoi, et comment ? C’est trop tôt pour moi pour répondre.

J’espère profondément qu’Après sera différent d’Avant, que cette crise permettra de retrouver des valeurs essentielles et plus humaines. Mais j’ai quelques doutes.

Les premières perspectives que j’entrevois pour le théâtre ne sont pas drôles. On se sait pas quand les théâtres vont reprendre leurs activités, ni à quelles conditions. Je rencontre des personnes qui vont perdre leur travail et ne pourront certainement pas rebondir Après parce qu’il n’y a plus d’argent pour maintenir le flux d’Avant. Les conséquences de l’interruption totale des activités pour cette fin de saison, vont se répercuter sur la saison prochaine, ainsi que sur les suivantes. Nous n’avons pas encore constaté l’étendue des dégâts. Ce n’est pas réjouissant, mais nous ne pourrons pas éviter de nous y confronter.

Je me réjouis d’avoir le recul nécessaire pour mieux saisir ce que nous traversons, et voir comment construire la suite. Émotionnellement, intellectuellement, économiquement, artistiquement… Nous devons inventer et réinventer l’avenir.