Tribulations avignonnaises
En 2018, la comédienne et metteure en scène genevoise Sarah Marcuse s’est frottée au Festival Off. Elle en rapporte un témoignage fort que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation.
“Puisque l’opportunité s’est présentée par 3 fois de représenter un de mes spectacles au Festival d’Avignon et puisque le spectacle “Le Poisson belge” de Léonore Confino représentait à la fois un budget peu élevé (47 000 CHF) et un format adéquat, j’ai décidé il y a un an, de me lancer dans cette aventure. J’ai souhaité le faire selon mon ambition et mes exigences. Payer tout le monde. Et ne brader en rien la qualité esthétique du spectacle. Cela peut sembler normal, ici, en terre Suisse !
Crédit: Dominique Vallès
Mais à Avignon, la normalité n’existe pas. Avec un temps de montage du décor de 15 minutes, entrée du public comprise et un temps de démontage de 10 minutes, le bradage du décor ou la coupe dans la durée du spectacle est souvent de mise. Et oui ! Réussir à mettre 9 spectacles dans une même journée et dans une même salle demande de gros efforts ! Cela tombe bien. Les artistes sont prêts à tous les efforts.
Nous avons éprouvé une certaine fierté à garder la scénographie de Khaled Khoury intacte, à disposer de la même qualité de vidéo malgré des contraintes d’espace et de profondeur de champ qui semblaient quasi insolubles. Nous avons cherché et réfléchi des heures durant pour garder la qualité, la précision et la finition « Swiss Made » de ce spectacle bijou.
Bio express
Sarah Marcuse
Récompensée en 2005 par le Prix SSA pour sa pièce Luna Parc (Campiche), Sarah Marcuse s’est illustrée tant comme comédienne que comme auteure ou metteure en scène. Issue de l’école de théâtre Serge Martin après un passage chez Dimitri, elle a écrit son premier texte en 2000 et s’est produite régulièrement sur les scènes genevoises, sous la direction de Fabrice Melquiot, Dominique Catton ou encore Jean Liermier. Elle est également l’auteure et l’interprète de l’album Petits mantras magiques à chanter soi-même pour tomber heureux (2006).
A Avignon pour le festival Off, 96 % des artistes travaillent bénévolement. Je ne le savais pas et il était impensable pour moi d’emmener toute une équipe en demandant à chacun d’être là gratuitement. A Avignon et pour le Festival Off, la grande majorité des compagnies investissent entre 12 000 et 15 000 euros de leurs poches. Je ne le savais pas non plus, je ne m’y attendais pas mais c’est précisément ce que cela m’a coûté.
Grâce au soutien de la Fondation Wilsdorf et au soutien de 73 contributeurs via un site de Crowdfunding (qui a retenu 1000 francs au passage), grâce à Action Intermittents et aux quelques 5000 francs que ce même spectacle avait encaissés lors de sa création quelques mois auparavant, j’ai pu réunir la somme qui permettait de tenter l’aventure. Il ne manquait plus que les recettes pour boucler le budget ! Nous avions misé sur une recette de 10 000 euros, chiffre fourni par le Théâtre de la Luna. Ce qui impliquait que je devrais ajouter les 5000 euros manquant encore au budget de ma poche. Mais je savais aussi que la recette pouvait aller jusqu’à 20 ou 22 000 euros de bénéfices. Nous avons fait très exactement 5556 euros de caisse.
Les chiffres peuvent sembler rébarbatifs mais ils sont intéressants ! La Ville d’Avignon – commerçants, restaurateurs, théâtres et hôtels – vit toute l’année grâce au festival. Précisons une chose : cela n’est possible que grâce aux artistes qui travaillent gratuitement, apportant le fruit de leurs rêves et de leur art, et injectant personnellement entre 12 000 et 15 000 euros de leur poche dans cette formidable industrie.
Pour rêver à l’avenir et espérer que l’œuvre en question voyagera et rencontrera un public au delà de sa ville ou région d’origine, l’artiste prend ce risque. Il prend en fait tous les risques. Les théâtres d’Avignon, eux, encaissent 10 000 euros en moyenne par spectacle, donc 90 000 par salle. Soit 450 000 euros en un mois dans le cas du théâtre qui nous a accueilli, qui possède à lui seul cinq salles.
Les théâtres d’Avignon, eux, ne prennent aucun risque. Et ne fournissent ni billetterie, ni régisseur lumière. C’est ainsi que cela fonctionne. Et les règles du jeu sont communément acceptées.
Regardons les choses en face ! Voilà le pouvoir du créateur. Le pouvoir et la folie des artistes ! Faire vivre une ville comme Avignon ! On peut bien sûr se demander si tout cela est juste et équilibré. On peut se demander pourquoi continuons-nous à mettre notre énergie et notre argent personnel dans une machinerie qui elle-même ne prend aucun risque et encaisse tous les bénéfices. Oui, pourquoi? Voilà ce que je me demandais le matin en me levant, en prenant un café sur le pouce avant d’aller tracter. Ou, plutôt que « tracter », aller rencontrer des gens sur les terrasses pour leur parler de mon travail. Pour leur raconter mon rêve et mon envie de mettre ces mots là en scène. Les mots du “Poisson Belge”. Les mots de Léonore Confino.
Je n’ai pas tracté. J’ai fait du bouche à oreille, du regard dans regard. J’ai partagé mon rêve de voir reculer l’incompréhension et l’intolérance. J’ai soufflé aux possibles spectateurs du matin mon goût pour la différence et mon amour pour mon art. Je fais du théâtre parce que là, dans cet espace, je crée et j’invente un monde. Je crois en la beauté, je crois en l’art pour gagner la liberté. Et à défaut d’avoir une salle pleine de spectateurs comblés, j’ai eu des échanges magnifiques ! Des conversations profondes et bouleversantes. Et des bides aussi bien sûr. Des rejets, des ras-le-bol… Comment se frayer un chemin au milieu des 1638 spectacles proposés cette année-là?
Pourquoi donc vouloir jouer au festival d’Avignon ? Pourquoi suis-je là ? Voilà ce que je me demandais en pédalant à toute allure. Etre dans les temps, monter le décor, jouer juste, vite démonter, compter la caisse, soupirer, espérer et rire de cette folie Avignonnaise qui fait monter les tours, cette adrénaline qui malgré tout nous gagne. Pourquoi donc vouloir jouer au festival d’Avignon ? Parce que l’opportunité de jouer au Théâtre de la Luna, lieu reconnu et respecté du festival, est une chance que je voulais saisir. Parce qu’avec une bonne chargée de diffusion, nous avons eu une moyenne de 4/5 programmateurs par jour. Que sur ces programmateurs une bonne vingtaine a été touchée et conquise par notre spectacle et que nous avons maintenant des possibilités de jouer à Narbonne, à Bruxelles, à Albi, à la Réunion, à Avenches, St Cloud, Yverdon… Que parmi les personnalités suisses « importantes », qu’il est difficile de faire venir à Genève et à qui il est absolument nécessaire de faire connaître notre travail, 4 ou 5 sont venues.
J’ai voulu jouer à Avignon parce que n’ayant jamais bénéficié de l’accueil de théâtres institutionnels pour mes créations (qui eux s’occupent de la diffusion des spectacles qu’ils programment), ce travail me revient. J’ai tenu à jouer à Avignon parce que je trouve grotesque de produire chaque année une nouvelle pièce qui ne se jouera que dans sa ville de création, avec les coûts que cela implique. Un spectacle réussi doit être rentabilisé en tournant en Suisse et hors de Suisse. Tout le monde y gagne. Tourner crée de l’emploi à moindre frais. Tourner donne une plus grande visibilité à la créativité, à l’originalité et au savoir faire du théâtre Suisse. Tourner donne ses lettres de noblesse à un spectacle et à son metteur en scène. Tourner est nécessaire. Cela bonifie notre art et la profession toute entière.
J’ai voulu jouer à Avignon parce qu’il n’y a aucun autre endroit qui permet la visite d’autant de programmateurs. C’est un besoin et un rêve. Pas une coquetterie d’artiste. Je fais ce métier depuis 18 ans. J’ai besoin d’ouvrir de nouveaux horizons. Je fais un travail de qualité. D’écriture en recherche. De réflexion et d’ambition. Alors j’ai pris le risque. Mais je me pose la question. Pourquoi les artistes doivent-ils seuls assumer les risques d’un métier qui est au service de la société ? Un métier nécessaire à l’évolution des moeurs, à la réflexion, à l’ouverture des consciences, à la remise en question. Un métier qui crée de la richesse à tous les niveaux. Ne pouvons-nous pas réfléchir à une prise en charge partagée de ces risques ? De ces frais ?
La grosse épine dans le pied étant la location du théâtre et d’un logement pour l’équipe (15 000 euros), ce qui peut techniquement être remboursé par les recettes mais qui, en cas de mauvaise fortune, pourrait être complété par une garantie de déficit. Ne pouvons-nous réfléchir à la nécessité, à l’urgence pour les artistes suisses de tourner ? N’est-il pas essentiel que la diversité culturelle qui est la nôtre soit, au delà de nos frontières, un symbole de la richesse de notre pays ? Un signe fort quant à la capacité de tolérance, de réflexion et de remise en question qui est une des grandes qualités de la Suisse et de ses artistes.
La Sélection Suisse qui est la référence en matière de tournée avignonnaise ne rend pas compte à mon sens de cette extraordinaire multiplicité de regards et d’esthétiques. Je ne corresponds sans doute pas à cette vitrine souhaitée par Corodis et Pro Helvetia mais je revendique le droit de tourner. Je revendique le droit d’être soutenue par mon pays et par ma Ville pour exercer mon métier de manière décente et avec le minimum de moyens qui me permettent de faire un travail de qualité.
Voilà quinze ans que je postule sans succès pour avoir un contrat de confiance sur plusieurs années, malgré des spectacles aux succès notoires (“Le chat du Rabbin” plus de 100 représentations en France et en Suisse, “RING” joués durant 5 années consécutives, “Eileen Shakespeare” de Fabrice Melquiot et bien d’autres spectacles en tournée). Mais les membres de ces commissions ne connaissent pas mon travail, paraît-il. Quelles solutions me reste-il aujourd’hui ? Repartir à Avignon l’année prochaine en mettant 15 000 euros de ma poche ? L’aventure en elle-même me fait encore rêver. Mais mettre toutes mes économies en jeu est désormais chose impossible (on dit au festival qu’un spectacle doit se jouer 2 voir 3 années consécutives pour que le bouche à oreille fonctionne.) Me faut-il créer chaque année une nouvelle production sans tournée qui coûtera ainsi aux contributeurs genevois entre 80 000 et 150 000 francs, au lieu des 20 à 30 000 francs qu’il faut trouver pour pouvoir tourner via le festival ? Ce qui donne au final la même somme de travail aux artistes pour un coût 5 fois moins élevé et pour une reconnaissance et un rayonnement plus grand des artistes suisses à l’étranger…
Je continue mon chemin dans la création, portée par l’émotion des spectateurs Avignonnais. Et je remercie François Revaclier, Madeleine Raykov, Danielle Milovic, Nicolas Frey, Khaled Khoury, Vanessa Ciherean, Cyann Sprungli, Thomas di Genova, Emilie Grosch qui, pour un salaire très bas, ont mis tout leur talent et toute leur bonne humeur dans cette réussite. En espérant avoir bientôt les moyens d’exercer mon art avec le soutien dont j’ai besoin. En espérant que ces mots seront porteurs d’échanges et de réflexion. En espérant que les artistes seront reconnus bientôt pour ce qu’ils sont : les artisans nécessaires à la construction d’un monde libre, les partageurs des rêves et des richesses”.
Sarah Marcuse, le Poisson Belge de Léonore Confino, Théâtre La Luna, juillet 2018.