Pour Camille Giacobino, le ciel peut attendre

FATAL(E)S/ACTE III A part l’amour et la mort, qu’est-ce qui compte vraiment? L’art – le théâtre en particulier – oscille volontiers entre les deux. Laure Hirsig a suivi Eros et Thanatos dans les loges.

Personne ne l’ignore, il est fatal le coup du sort et tout ce qui prend vie, un jour s’évanouit. Cette loi règne sous les projecteurs aussi, qui rendent le plateau à la nuit, une fois le spectacle fini. Éros et Thanatos s’y affrontent ? S’y accouplent ? La confusion règne tant leurs étreintes sont ambiguës. En forces contraires et complémentaires, les deux font la paires et quelques bras de fer, puis restent main dans la main pour mieux sceller nos destins. Vie & Mort – compagnes obstinées – vont telles deux victorieuses jumelles, tour à tour perdre puis gagner, repoussant à jamais la belle. Fin de partie ou partie fine, la mort serait la plus coquine ; celle qui manie les dés pipés de la vanité au moment du dernier lancer.

Mais, Reines et Rois de l’arène brûlent-ils sur les planches comme les suppliciés au bûcher, et peut- on d’un tas de cendres puiser une inépuisable incandescence ? Je pars dans les limbes questionner ces pyromanes du drame, qui sans cesse, apparaissent, mettent le feu, disparaissent. Pour ce IIIe acte de Fatal(e)s, Camille Giacobino plaide pour une mort… vivante.

 © Fredéric Polier

Reine de l’Atelier Sphinx dirigé par Fred Polier, fidèle interprète d’univers contrastés pour Bernard Meister, Julien Schmutz ou Didier N’kebereza, elle s’abandonne aussi aux nouvelles rencontres. Dernièrement, coup de foudre pour Marielle Pinsard et son camping théâtral déjanté. Vingt ans que Camille Giacobino monte ou met en scène, cette amoureuse du théâtre n’affiche pourtant aucun signe extérieur de lassitude.

Retrouvailles post-confinement à la terrasse d’un café en plein centre-ville. Rapidement, la blondeur de blé, la gestuelle papillonnante, la capacité d’émerveillement ou d’insurrection presque enfantine de mon interlocutrice chassent le bitume. Nous basculons du côté bucolique de la force obscure…

Dans son arche théâtrale, la petite sœur de Boucle d’Or et Cruella collecte du vivant sous toutes ses formes. Pierres, fleurs et animaux – licornes et dahus inclus – y cohabitent. Pas étonnant qu’elle fasse sienne la maxime de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme ». Son esprit frappeur déborde au-delà du réel. Véritable bélier pulsionnel, il force la frontière entre les mondes pour unir le tangible et l’impalpable. Des Hauts de Hurlevent de Emily Brontë aux fantaisies shakespeariennes en passant par les écritures de plateau, elle fait rouler ses héroïnes dans la tourbe, danser les fantômes avec les vivants, et succomber les amours adolescentes dans de fatals baisers. Espace de porosité entre les royaumes d’Éros et Thanatos, la scène est, pour elle, un site de rencontres fabuleuses. Les femmes y sont puissantes, charnelles, parfois dangereuses, toujours charismatiques. Féministe et écolo, Camille l’est, en acte. C’est là que se loge la rationalité pragmatique de cette épicurienne, qui boude le réalisme mais a le cran de s’attaquer au réel.

S’écrouler dans les hautes herbes, et mourir les yeux plantés dans le bleu du ciel, entourée de bestioles ; voilà comment Camille Giacobino veut rendre son dernier souffle. Dans longtemps, seulement quand les poules auront des dents, tant il y a à vivre avant, ici et maintenant.

Crédit: Isabelle Meister

Où puiser l’inspiration pour incarner la mort ?

Qu’elle soit redoutée ou espérée, la Mort, quand elle arrive, ne peut pas être banale car elle véhicule le fantasme de l’absolu inconnu ; voilà la première chose que je me suis dite en travaillant le rôle de “Madame Lamort” dans la pièce de George Tabori Mein Kampf (farce). Son apparition doit créer une réaction de surprise ou d’aversion, d’extase, de soulagement ou de terreur. Que l’on s’exclame « oh quelle horreur! » ou « oh qu’elle est belle! », peu importe, mais que sa simple vue provoque un choc. Toute personne qui a accompagné des personnes en fin de vie sait qu’il ne se passe pas “rien” quand survient la mort. Le costume, le maquillage, la gestuelle de mon personnage devaient, à mon sens, être saisissants. Je devais oser faire peur avec des yeux blancs de morts, tout en optant pour un jeu très chaud, en contraste avec le stéréotype morbide. Pour venir chercher les vivants et les emmener avec elle, ma Mort était pleine de vie. À aucun moment, je ne l’ai imaginée comme un personnage exsangue, déprimé et triste qui touche à peine terre, ni une vieille mémé qui pousse un caddie.

Je suis allée puiser mon inspiration dans l’animalité et le sang. Assez rapidement, m’est venue l’image d’un fauve avec d’immenses dents. Un gros animal roux avide de sang. Vêtue de rouge, j’ai cherché l’énergie d’une bête sauvage à laquelle tu ne vas pas aller faire guili-guili. À “Madame Lamort” non plus, tu ne vas pas chatouiller le menton. Indomptable, c’est elle qui domine et décide de te prendre aujourd’hui, ou demain, ou pas du tout, comme un tigre déciderait « finalement non, je ne vais pas te dévorer maintenant ; je n’ai pas faim, je préfère aller dormir ». J’ai imaginé une Mort capricieuse et puissante.

Les soirs de Dernière, quand le spectacle meurt, la tristesse et le manque m’aspirent. Mon cœur me fait mal, comme sous le coup d’un chagrin d’amour.

On dit que le théâtre est l’Art de l’éphémère, quels sont vos juste-avant et juste-après la représentation ?

Le soir de la Première, avant d’entrer en scène ; j’ai, comme beaucoup de mes collègues, l’impression que je vais mourir. Si ce n’était que ça, la mort ne serait pas si grave. Les soirs suivants, je ne souffre plus du trac. Je me réjouis de jouer au point de souhaiter que le temps s’accélère, qu’arrive le soir, que l’on se maquille pour être le plus vite possible prêts à enfin jouer. C’est différent quand je mets en scène ; je suis intranquille. Un flot d’idées aléatoires impossibles à canaliser me submerge. S’il le faut, je sors du bain ou me relève à 3h du matin pour prendre des notes. Maintenant, je laisse un stylo à côté de la baignoire.

Après avoir joué, je me réjouis d’aller au bar me relaxer, collecter les avis des spectateurs, ou retrouver mes amis et partenaires de jeu. Les soirs de Dernière, quand le spectacle meurt, la tristesse et le manque m’aspirent. Mon cœur me fait mal, comme sous le coup d’un chagrin d’amour. Je ne perds pas le lien individuel avec les gens, mais la synergie du groupe. Je perds aussi les personnages que portent les comédiens. 
Lorsqu’un spectacle que je mets en scène se termine, ce sont les scènes qui m’ont brisé le cœur qui me manquent. Je ne sentirai plus leurs flèches me transpercer. Je souffre de ne plus recevoir les sensations uniques que seuls les actrices et les acteurs me permettaient de vivre. Leurs corps dans l’espace, le décor éclairé d’une certaine façon, la mélancolie et la magie que sons et musique provoquent ; ces frissons-là, je ne les aurai plus jamais. Seules les sensations, aussi infimes et subtiles soient-elles, nous extirpent de nos idées de mort.

La Mort peut-elle être séduisante et a-t-elle un rapport à la féminité ?

Cette idée me plaît. Si l’on décide que la Mort est Femme, alors elle t’entraîne avec d’autres atouts que la force de sa musculature. Elle attire grâce à son pouvoir de séduction, la fascination que son mystère exerce et son humour. Ma “Madame Lamort” prenait le thé et aimait papoter avec la personne qu’elle allait prendre. Son sourire avenant cachait les crocs du tigre. Jamais elle ne s’imposait avec autorité, elle tournait autour et “draguait” le futur mort pour qu’il n’ait pas envie de l’esquiver. Elle suscitait, au contraire, le désir d’intégrer son royaume avec beaucoup de douceur. Une Mort féminisée offre beaucoup plus de clés théâtrales qu’une Mort masculine.

Ma mort est un grand tigre féminin qui dévore la vie avec un rouge à lèvres hallucinant et fume clope sur clope. Elle nargue l’humain qui doit, le pauvre, faire attention à sa santé. Elle brave tout ce qui est interdit et malsain puisqu’elle n’a rien à perdre. En effet, tu es libre quand tu es mort! J’ai aimé jouer ce rôle, qui n’est pas courant dans une carrière de comédienne.

Le plaisir de jouer est-il fantasmatique? S’apparente-t-il à une “petite mort”?

Je n’associe pas érotisme et mort. Selon moi, l’érotisme reste lié à la vie. Vivons, jouissons et réjouissons-nous le plus possible – sans faire n’importe quoi – tant que nous sommes vivants, car nous ne sommes pas sûrs que cela soit encore possible de l’autre côté. Peut-être serons-nous privés de corps et de sensations. Quel malheur si nous devenons des êtres éthérés, de pures âmes privées de nos sens. Sans goût, quelle horreur ! Nous ne pourrons plus manger de bonnes choses, fini les gâteaux (rires), ni nous toucher, nous caresser, nous embrasser…  À moins que la mort nous réserve des plaisirs inconnus sur Terre. 

Jouer, c’est investir le néant en sautant dans le vide ?

Tu t’es attaché aux personnages pendant le spectacle et brusquement, tout pète. Ne pas savoir où ils vont est horriblement cruel. C’est la fin d’un monde que tu n’as pas vu venir ; la disparition t’explose au visage sans crier gare. Cette sensation m’a touchée de plein fouet dans le réel, lorsque j’ai perdu mon ami François Florey, un grand comédien. Crac! trop tard, je n’ai pas eu le temps de vivre sa disparition tant elle fut brutale. Je me suis demandée que faire avec cette douleur, si vive, si insoutenable et qui dure. Je crois que j’ai envie d’expérimenter la disparition par explosion sur le plateau. Soit j’arrive à me tenir à cette radicalité, soit je sème un petit bruit après le néant final, comme la promesse d’un début d’autre chose. Juste pour signifier que tout n’est pas perdu. Je suis une acharnée de la vie car j’entretiens un rapport plutôt angoissé à la mort.

Dans La mauvaise habitude de mourir (écriture de plateau), j’ai mis en scène des morts qui ne savaient pas qu’ils l’étaient. J’ai aussi mis en scène des fantômes et en ai incarné plusieurs. Avec les fantômes, ce n’est pas la disparition du vivant qui m’intéresse, mais la réapparition d’un être transformé. Il me semble inconcevable qu’il n’y ait pas de communication entre nos deux mondes. La disparition totale n’existe pas. Quand tu meurs, tu te transformes. L’éventualité que le vivant ose entrer en matière avec le mort – l’être transformé donc – ouvre un immense champ poétique et théâtral, terrorisant ou apaisant. Cela créé de la liberté et du fantasme. Il est évidemment impossible de dire que c’est juste ou faux. Chacun nourrit librement sa vision de l’au-delà puisque personne ne peut en témoigner.

Actuellement, j’explore la question des transformations en travaillant sur Salvaje – tête à tête avec des bêtes sauvages, de G. Morales et J-A Salvatierra. L’humain quitte sa forme et son esprit humains pour devenir Autre, en l’occurrence, dans ce texte, animal. Mais l’on pourrait aussi vouloir se transformer en plante, en pierre, en eau, en nuage, si l’on considérait possible le passage d’un état à l’autre. Nous, humains, sommes très limités dans notre capacité à établir des liens avec les autres espèces, alors que les arbres et les insectes, les oiseaux et les hérissons, les abeilles et les fleurs communiquent entre eux. Nous sommes les imbéciles du cosmos, peu enclins à nous intéresser à ses autres composantes. Pourtant, cela nous permettrait d’inventer la vie encore plus fort et de mourir plus apaisés.

“Je tomberai au milieu d’un champs de fleurs sauvages”

Comprenez-vous que l’on veuille mourir sur scène ?

Je trouve cela narcissique. Ceci dit, le jour de sa mort, on a le droit d’être narcissique. Mais, pourquoi vouloir mourir publiquement ? Pour faire parler de soi ? Je ne suis pas sûre que cela soit la mort la plus sereine. Je préférerais m’éteindre dans une forêt. Je m’imagine mourir très vieille, me promenant avec un chien aussi vieux que moi. Je tomberai tout à coup au milieu d’un champ de fleurs sauvages. Il faudrait que je tombe sur le dos pour mourir en voyant le ciel… avec le bruit d’un ruisseau pas loin… un cerf qui passe et un renard qui vient me renifler le cou et me chuchoter “ça va aller, ça va aller…”. Mes amis et mon amour seraient déjà passés de l’autre côté, pour que ma disparition ne les chagrine pas. Je les suivrai de près ; je ne veux pas vivre longtemps sans eux. Ça, c’est déjà prévu. Je préfère finir comme ça, que de mourir sur scène.

Comprenez-vous que l’on soit prêt à mourir pour ses idées ? Si oui, quel pourrait-être votre fer de lance ou votre cheval de bataille ?

Je pourrais lutter de toutes mes forces pour des idées oui, mais pas mourir pour elles. Si j’avais 20 ans, je partirais en croisade contre le plastique. J’irai nettoyer les océans et les estomacs des animaux qui meurent étouffés par cette ignoble cochonnerie humaine. J’ai honte pour mon espèce et honte d’avoir participé à cette pollution en ayant surconsommé du plastique. Il n’y a pas de mot assez fort pour qualifier la vulgarité hallucinante qui consiste à ne pas cesser cela tout de suite. J’agirais dans les endroits les plus touchés que je connais ; en Indonésie et au Cambodge. La maire de Surabaya en Indonésie a proposé un troc écologiste épatant. Au lieu de payer un billet de bus, les utilisateurs des transports publics de sa ville payent leur trajet avec une bouteille en plastique, ce qui contribue concrètement au recyclage et à la prise de conscience de l’invasion plastique. Si je commençais ma vie maintenant, je m’engagerais là. Je ne serais pas comédienne, cela ne vaudrait pas la peine face à l’urgence climatique.

Le théâtre décrasse autre chose, non ?

Oui, mais d’autres le feraient. Avec l’énergie de mes 20 ans, je m’engagerais dans une action directe, très concrètement utile et beaucoup plus radicale. Je m’inscrirais dans le monde de manière moins narcissique. Plus le temps passe, plus je me détache des notions de succès, de carrière et moins je me préoccupe de mon image dans le milieu artistique. Le théâtre sert à rêver, à être cultivé, à la non-violence, à ce que les gens se parlent et réfléchissent, mais je ne suis pas sûre qu’il serve à gagner en tolérance. En tous cas, ça, ici, nous l’avons raté. En ce moment, je trouve le milieu peu généreux, mais cela va sans doute revenir. La peur nous rend intolérants. Si quelqu’un dont tu n’aimes pas le travail a du talent, tant mieux, alors pourquoi ne pas le reconnaître. Personnellement, j’adore des choses qui n’ont parfois rien à voir avec ce que je fais. Heureusement, sinon, quelle pauvreté !

Cela ne vaut pas la peine de rouvrir les théâtres, si l’on n’y trouve pas un espoir de beauté et de circulation. Plus le théâtre marche – même dans un style que tu n’apprécies pas – plus les salles se remplissent. Plus les spectateurs étoffent leur parcours, plus ils osent se confronter à des esthétiques pointues. Il faut permettre au public des allers-retours entre des formes exigeantes et d’autres plus accessibles, rigolotes. La divergence est un signe manifeste de vie. Si nous cessions de n’être que de petits individus, si nous nous montrions plus perméables les uns aux autres, alors nous retrouverions une dynamique constructive. Nous serions beaucoup plus vivants. Or, le théâtre, comme groupe, meurt. Il y a un “suicide” collectif, même si le mot est trop fort. J’adore les gens, parce qu’ils sont tous tellement différents, et c’est cette diversité qui est belle ! Sinon tu travailles avec des robots qui font tous indifféremment la même chose. Tu leur dictes “à gauche, à droite”. Tu te retrouves tout seul avec tes supers convictions censées révolutionner l’art, ce qui me fait toujours rire car pour l’instant, objectivement, cette injonction à révolutionner… a-t- elle donné du résultat au niveau sociétal, écologique, politique ou commercial ?

L’échange d’idées enrichit, déstabilise et construit. Être la grande cheffe qui commande tout, sans consulter les autres, ne m’intéresse absolument pas. Le théâtre que je fais ne fonctionne pas bien dans les rapports de force. Mais j’ai confiance : la chaleur va revenir car nous avons tous besoin d’amitié.