Le théâtre dans la peau – Acte 5

(IN)CARNATIONS est un feuilleton qui donne la parole autrement à celles et ceux dont la voix publique s’est tue un vendredi 13. Une série de portraits “épidermiques” signée Laure Hirsig.

Confinement et mesures-barrière excluent tout rassemblement et toute proximité: deux conditions sans lesquelles le théâtre n’a pas lieu.

Ni une, ni deux, on assiste à une fulgurante levée de bouclier anti-viral à grands coups de lectures skypées, de pièces de chambre, de matchs d’impro en split-screen, de rediffusions de spectacles. Bref, un déballage massif d’initiatives créatives fuse sur la toile.

Pendant ce temps, j’entonne le suppliant refrain de Dominique A « Qu’est ce que tu n’ferais pas Pour la peau ? ». La peau du théâtre me manque. Notre unité de temps, de lieu et d’action me manque. L’inclination à nous approcher les uns des autres pour nous faire face me semble une disposition naturelle. Rien ne remplace l’expérience d’être là quand l’acteur produit l’acte théâtral sans filtre, sans écran, sans intermédiaire ; juste sa peau ou celle du personnage dans laquelle il se sera glissé.

Membrane délicieuse qui nous délimite, la peau pourtant respire. Elle nous sépare et nous relie. Baromètre de nos émois, de nos hargnes et de nos troubles, elle trahit ce qui ne reste pas sagement dedans. Alors les joues rosissent, la sueur perle, les larmes coulent, les chairs se hérissent, les veines se gonflent, les postillons fusent. Ce florilège de manifestations physiques involontaires teinte d’humanité et de sensualité l’interprétation de l’acteur. À son tour, le public frémit, salive et tremble sous les salves du jeu.

Les présences singulières ou la qualité d’abandon de certains comédiens déclenchent en moi d’irrépressibles bouleversements. Je pars sonder celles et ceux, dont la sensibilité à fleur de peau me contamine à chacune de leur apparition. Est-ce que la peau du plateau leur manque aussi ?

Crédit: DR

Julien TSONGAS

Préda(c)teur

Julien Tsongas pose l’acte théâtral comme un acte de prédation. Narines fouineuses, babines retroussées, pupilles dilatées, il attaque le plateau de biais et sillonne en empruntant les diagonales. Jamais frontal, il part à la conquête du territoire, dévié de sa trajectoire par des forêts invisibles à traverser.
Le regard plissé ainsi mieux affûté pour transpercer le gradin alléchant, il cherche, intranquille et salivant. Son avancée asymétrique, une épaule au ras du sol l’autre à hauteur d’homme, est une quête menée avec la curiosité acérée, l’œil ténébreux et le sourire carnassier des conquérants. Julien cherche à vue, armé de son rictus border-line et d’une nervosité contagieuse. Joueur, il ose l’éloge de la traque en talonnant une proie à laquelle il rendra sa liberté dès la partie terminée ; son propre imaginaire.
Immersion skype dans la tanière du grand gentil loup, qui m’accueille avec du soleil sur la joue et une B.O. “gazouillis d’oiseaux déconfinés” en guise de fond sonore.

 

Est-ce que le théâtre vous manque ?

– Le théâtre est pour moi un moyen d’être au monde, d’exister complètement. Comme un sportif de haut niveau auquel la discipline apporte une endurance hors norme, je vis avec une intensité hors norme grâce à ma pratique. Actuellement, l’intensité, mais surtout le danger engendré par le théâtre me manquent. Le danger ressenti à affronter ce risque est ma récompense, sans cesse remise en jeu. Tu vas te coucher, tu te prépares pour le lendemain. Tu es forcément anxieux, inquiet, perturbé ; cela te travaille en profondeur. La peur provoquée par le plateau me manque parce que c’est elle qui me tient en éveil, et donc en vie.

Je me reconnais dans ta thématique parce que ça passe par la peau, la chair, la transpiration. Ce doit être sympa de faire une lecture filmée depuis la maison. On peut aménager son intérieur, le mettre en scène de manière rigolote, mais, personnellement, je n’arrive pas à m’amuser là dedans. Chez moi c’est chez moi, je ne veux pas en faire un théâtre. L’acteur est en action dans un environnement donné. Mon espace privé est sacré, parce que suis en recherche permanente, et qu’il est mon laboratoire permanent. Si tu vas manger chez un cuisinier professionnel, tu n’as pas envie de visiter sa cuisine ; tu as envie de te faire servir un bon plat, à moins que tu sois toi-même cuisinier et que cela t’intéresse de savoir comment il fait. Personnellement, je préfère ne pas connaître les secrets de fabrication, juste faire confiance.

Cet état de recherche me manquerait si j’en étais privé longtemps, il n’y a à mes yeux rien de pire que les choses figées. Je suis quelqu’un de très curieux. Le théâtre me stimule parce qu’il est un moteur de curiosité. Chaque pièce renvoie à sa thématique, ses problématiques propres. Le perpétuel renouvellement qu’induit la création me tient en haleine. Que ce soit une absolue réussite ou un échec total, il y aura une autre pièce, une autre équipe après, et ce, jusqu’à ce que mort s’en suive. À chaque projet, je mets toute ma technique au service d’un cadre, d’un personnage, voire même d’un auteur inconnus. Ma curiosité me joue parfois des tours. Il m’arrive d’aller trop vite ; je dois ensuite prendre mon mal en patience. Cette perte de temps me pesait déjà à l’école, qui dans mon esprit s’apparente à du bourrage de crâne. Je comprenais vite donc je m’ennuyais et me dispersais. J’ai développé une véritable aversion vis à vis de l’esprit scolaire. Du coup, j’ai décidé de passer mon bac par correspondance en travaillant seul, à mon rythme, comme un autodidacte. Ensuite, le Conservatoire m’a réconcilié avec l’apprentissage parce qu’il proposait un enseignement pratique, actif, en mouvement. Le théâtre me plaçait pile à l’endroit où je voulais être.

Je continue à procéder de la même façon aujourd’hui. Je m’enferme dans mon laboratoire, je m’auto-confine en quelque sorte pour travailler. Et quand je suis confronté à l’ennui à cause du rythme collectif des répétitions, je cherche comment relancer ma motivation, même si je suis embarqué dans un projet qui part en cacahuète. Au lieu de foutre la merde, j’essaie de rester constructif. Après tout, on est tous dans le même navire et c’est une motivation en soi, de mettre en place un système de coopération et de solidarité, quelles que soient les difficultés que l’on rencontre.

Quand je ne suis pas au théâtre, j’ai peur de sombrer dans la banalité du quotidien, que je considère comme ennuyeux, factice et chiant. Au théâtre, on peut bousculer les codes et remettre en question énormément de choses. Il n’y a pas beaucoup de médiums qui permettent ça. Le théâtre m’apporte une profonde sensation de liberté.

Petite digression, si vous n’aviez pas été acteur, qu’auriez-vous fait ?

– Comme beaucoup d’enfants je voulais être astronaute. Le théâtre est peut-être ma nouvelle odyssée… Plus tard, chercheur en médecine, mais j’étais nul en biologie. Je continue à penser que ce doit être passionnant comme terrain d’investigation. Et puis, il y a eu l’archéologie, mais cela n’aurait pas marché car cela aurait supposer un passage obligé par les bancs de l’Université, entouré de gens. Si j’étais né vingt ans plus tard, j’aurais pu suivre des cours par correspondance, cela m’aurait plu. Un caractère comme le mien est plus adapté à l’étude solitaire qu’en groupe.

Quand vous vous trouvez sur le plateau, que cherchez-vous à dire avec votre corps, que ne disent pas les mots ?

 – Le texte a besoin de temps pour descendre dans le corps, il a besoin de temps pour imbiber ce corps qui le porte. Quand tu passes une audition, tu reçois un script à 17 h. Le lendemain à 10 h tu dois faire la scène. Là, clairement, le travail n’a pas le temps de descendre dans le corps. Il reste superficiel et t’oblige à créer une image de toi, un personnage d’acteur, immuable. Quel que soit le texte qu’on te donne, tu ne changes rien. Tu viens et tu essayes de convaincre par la séduction : « Regardez-moi, je suis super ! ».

Même en consacrant du temps à la dramaturgie, à l’analyse des enjeux et des rapports de force entre les personnages ; il faut – que la pièce soit classique ou contemporaine – trouver l’énergie juste pour dire les mots. Sinon, les mots sonnent faux. Pour trouver la bonne vibration aux mots,  c’est mon corps que je mets en révolte. Tout comprendre mentalement ne suffit pas. La difficulté est de trouver comment mettre le corps en action et se placer à l’endroit de l’auto-submersion. C’est en cela que je mets mon corps en révolte. Certains textes tapent à des endroits particulièrement sensibles. La rage, que je porte à l’intérieur, m’aide beaucoup. Tant qu’elle est là, je ne me fais pas trop de soucis. Ce qui m’inquiète c’est qu’elle disparaisse.

Au plateau, j’active d’autres mécanismes corporels que ceux que moi, Julien Tsongas, j’adopte au quotidien. Je défie mes habitus pour me mettre en symbiose avec une situation, forcément extraordinaire puisqu’elle est théâtrale. Je pousse mon corps à se dessiner autrement, à adopter d’autres réflexes que ceux qui sont naturellement les miens. Pour cela, je sors de ma zone de confort, me détourne de ce que je connais et me demande, avec curiosité : « Par où ça va passer cette fois ? ». Cette quête me nourrit. Il n’y a pas de recette car les espaces-temps se renouvellent et de nouveaux paramètres entrent sans cesse en ligne de compte.

Je ne ramène pas la poésie à moi ; j’essaye de me mettre à son service. Je ne ramène pas la poésie à ma vie ; je mets ma vie à son service. C’est moins facile et plus dangereux que d’être en permanence le bouffon de soi-même

Que provoque en vous le regard collectif et anonyme du public ? Sentez-vous les spectateurs ou vous rendez-vous imperméable à leur présence pour ne pas être déstabilisée ?

– Le public est là parce qu’il a envie qu’il se passe quelque chose. Plus il est là, mieux c’est. Je n’aime pas jouer devant une salle vide ou a moitié vide. J’aime jouer pour le public. Je ne suis pas du genre à vouloir savoir qui est dans la salle, ni à adapter mon jeu pour faire plaisir à untel. J’ai horreur des Premières ; je les trouve trompeuses. Pour moi, c’est juste une marque dans le temps, l’étape qui indique que maintenant, on joue avec le public. J’aime bien dire qu’il y a quatre Premières : je passe la première, la deuxième, la troisième, et alors, enfin, je sors de cette pression psychologique. Pour moi, la recherche permanente se poursuit pendant toutes les représentations. Quel que soit le soir, quel que soit le public, je ne fais aucune distinction : les gens méritent de recevoir tous la même chose. J’ai des comptes à rendre avec mon travail et avec moi-même. Si je suis au bon endroit, en accord avec moi-même, je peux défendre mon travail face à n’importe qui, même la Reine d’Angleterre. Je commence à douter si je ne suis pas en phase avec moi, ou pas honnête.

Tout ce qu’on fait, c’est pour le public finalement. Sans lui, cela ne sert à rien. Je trouve donc important de faire au mieux pour que les gens apprécient et reviennent, qu’ils en parlent à d’autres qui viendront à leur tour. C’est important de remplir les théâtres qui, dans la cité, jouent un rôle important, de lien entre des initiés et des néophytes. Le théâtre est, pour nous acteurs, un moyen de  communiquer avec le public. On a besoin d’eux, on ne peut pas les snober ! Et puis, le théâtre est un service public. Il doit s’adresser à tout le monde, pas exclusivement à une élite auto- proclamée.

Le public est un peu comme une grosse bête, qui a une énergie différente le mardi, le mercredi, le dimanche soir. Notre travail est de capter l’intérêt de cette grosse bête, qu’elle soit attentive ou endormie, pour l’embarquer avec nous, quelle que soit l’histoire que l’on raconte. Plus nous sommes présents à ce que nous faisons en tant qu’acteurs, plus le public est là.
Si je sens les spectateurs agités, il m’arrive de marquer subitement une suspension. Les silences sont des générateurs d’attention. J’aime beaucoup les silences. Qu’ils soient voulus ou involontaires, vivre des silences en scène m’intéresse ; c’est là que tu vois si tu es là, si tes partenaires sont là, en dehors des moments de texte. Comment ton personnage et les personnages de tes partenaires vivent-ils, se développent-ils dans les silences inattendus ? Les silences accidentels sont de purs moments de théâtre, donc des joyaux. Chaque pièce devrait être un accident perpétuel (rires).
Dans Entre deux silences, un livre que j’aime beaucoup, Peter Brook dit que l’action naît entre deux silences. Par conséquent, ces silences doivent être « pleins » de qualité. L’acteur doit habiter et respirer les silences. La parole accompagne le silence, pour arriver au silence suivant, elle n’est pas un remplissage.

Êtes-vous la même hors scène et sur scène ? Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, votre personnalité scénique ?

L’état de recherche dans lequel je reste plongé en permanence me permet de ne pas me poser cette question. C’est toujours moi, sauf que, pour atteindre les zones sensibles et mettre mon corps en danger, le théâtre vient dévoiler des facettes de moi que la vie me laisse très peu d’occasions de montrer. Cela peut paraître paradoxal, mais j’ai l’impression d’être beaucoup plus sincère sur scène. Pour activer cette micro-sensation, cette hyper-réactivité, pour tenir une telle fébrilité, il faut un relâchement que l’on atteint uniquement grâce à une grande humilité et une grande sincérité. Ce n’est pas que je ne suis pas sincère dans la vie mais il y a tellement peu de moments extraordinaires, c’est d’une telle banalité, les rapports entre les gens sont tellement compliqués, franchement… Je préfère être en jeu avec des camarades acteurs et raconter avec eux une histoire. C’est plus excitant.

Je pense que si je ne faisais pas ça, je n’arriverais pas à supporter la vie. Décoder les attentes des autres, gérer tout ce que l’on te met sur les épaules tous les jours : c’est monstrueux.

On dit que le théâtre est l’art de l’illusion par excellence, celui qui se joue et joue avec la réalité. Le théâtre est-il néanmoins pour vous un moment de vérité ?

– Complètement. Il me faut cet élan de vérité et de sincérité dès lors que j’entre en scène. Quand tu travailles au plateau, il y a deux questions fondamentales à résoudre : comment tu entres et comment tu sors. Généralement, quand tu tiens ces deux moments-là, tu as plus ou moins trouvé ta scène. Ensuite, il s’agit de tendre l’arc, de tenir le fil et l’énergie bien sûr. Je me demande toujours ce qu’il s’est passé entre le moment où je suis entré et celui où je suis sorti ? Je repère les tournants que j’ai empruntés, et procède comme si j’allais dessiner une carte. Tu comprends cela mentalement, puis tu donnes une réalité physique à ta composition. Tu y vas.
Ce qui est tangible d’une vérité, c’est que tu engages ta propre respiration, ton énergie vitale qui vont se mêler à celles du groupe. Il faut aussi se demander de quoi le groupe a besoin, afin de déterminer à quel moment se montrer, à quel moment s’effacer. Je trouve géniale au théâtre, l’appartenance à l’équipe. Tu ne peux pas faire le théâtre tout seul, tu as toujours besoin de quelqu’un, ne serait-ce que de quelqu’un qui te regarde.
En écho à mes propos sur la dimension accidentelle du théâtre et mon goût du risque, je dirais que, pour moi, l’instant de vérité sur un plateau est celui qui nous échappe. La beauté et l’émerveillement viennent de là. Le temps se suspend, tout reprend sens à cet endroit. Là, on y est !

La peur engendrée par la conscience du risque peut déclencher le trac. Ce sont des réactions physiques. Le corps est là pour te rappeler que ce que tu fais n’est pas naturel. Ce n’est pas un danger naturel, ce n’est pas non plus un “vrai” danger : tu racontes une histoire que tu connais en faisant semblant de ne pas la connaître, à des gens qui la connaissent tout en faisant semblant de ne pas la connaître. Le corps ne gère pas ça, c’est toi qui dois gérer l’angoisse, le paradoxe, et l’artifice qui te poussent à aller dans un inconnu connu. Ce que tu ne connais pas : c’est ce que tu lâches malgré toi. La vérité se loge dans cet instant hors de tout contrôle.

Comment vivez-vous le confinement par rapport à votre métier ?

– Nos métiers nous ont habitués à l’insécurité. L’angoisse ? On connaît. Les trous de six mois sans boulot ? On connaît même en temps de non-confinement, alors ça ne change pas des masses (rires). J’en profite pour faire mon travail de préparation pour la saison prochaine. Je reste serein car je ne pense pas que cette situation va nous paralyser éternellement. 

J’évoquais tout à l’heure le temps suspendu par l’acteur sur scène. Le confinement me fait l’effet d’une suspension. Mon travail de fond : lire, écrire, me renseigner, être curieux, reste le même. Au contraire, j’ai davantage de temps pour préparer la suite, même si je ne sais pas quand, ni comment elle aura lieu. Cette pause générale permet d’explorer un autre rythme, sans doute plus en adéquation avec celui que nous devrions adopter, nous, les êtres humains, en temps normal. J’ai aussi la sensation que le confinement oblige à se confronter à sa propre histoire, ses propres angoisses, ses propres déceptions, ses souvenirs, ses désirs, et permet de faire remonter à la surface des questions existentielles, qui n’ont pas d’espace quand on est pris par notre activité prolifique, nos responsabilités et priorités habituelles. Se retrouver face à soi-même, faire le point, se rencontrer soi-même, me semble positif. J’ai l’impression que cela fait du bien à tout le monde. À la planète, apparemment, ça fait du bien !
Pour ma part, je ne souffre pas de la solitude et j’estime important d’avoir son espace intérieur, son jardin secret. Avoir enfin le temps de s’y consacrer, ce n’est pas si mal. Cela questionne le « Que fais-tu de ton temps, toi ? Que fais-tu alors que personne ne t’indique quoi faire, ni quand ou comment le faire ? As-tu besoin de quelqu’un dans ta vie pour te dire ce que tu dois faire, quand et comment ? »

Quelle est votre vision pour le théâtre dans le monde d’Après ?

– L’humanité a déjà traversé des épidémies graves, la grippe espagnole par exemple, mais c’est la première fois qu’un virus se développe en parallèle d’une activité humaine mondialisée. L’épidémie globalisée provoque une crise mondiale. Que tu sois en Nouvelle-Zélande, au Chili, en Mongolie ou en Suisse : le covid-19 est là. Ce qui arrive à un endroit a des répercussions partout ailleurs. Aux yeux des historiens, le 20e siècle s’échelonnerait de la Première guerre mondiale de 1914 à la chute du bloc soviétique en 1989. Peut-être entrons-nous maintenant seulement dans le 21e siècle. Entre-deux, il y a une zone tampon.

La crise que nous traversons remet en cause les schémas politiques caduques sur lesquels nos sociétés sont basées. Les états-nations ont-ils encore un sens ? Comment l’humanité va-t-elle s’organiser ? Sommes-nous capables de nous unir à l’échelle planétaire pour lutter la main dans la main contre une maladie ? Il y a malheureusement toujours des gens qui se font de l’argent avec le pire. On ne change pas le système dans lequel nous sommes pris. J’ai l’impression que tout le monde espère retrouver le monde d’Avant qui n’était pourtant pas si réjouissant. Le monde d’Avant repose sur la frénésie, en matière de surproduction et de surconsommation, sur le stress et la course continue pour… peanuts. On parle de santé publique, ce rythme n’est pas sain ! Le monde d’Après, j’aimerais qu’il soit plus lent et plus respectueux des énergies des uns et des autres, qu’il nous permette de nous questionner. On court après quoi ? Qui impose ce rythme ? L’économie ? Alors transformons l’économie. Le monde est assez grand pour tout le monde, là je rêve, mais ça fait du bien de rêver. Et si le revenu universel était favorable au capitalisme ? Je ne suis pas économiste, mais la crise du capitalisme indique qu’il faut le repenser, comme on a dû repenser certains systèmes à la fin du 19e siècle. Pour que le rêve devienne réalité, il faut travailler. Imaginer une nouvelle organisation adaptées au monde d’Après, aux crises d’Après, en espérant que cela soit propice à l’épanouissement et au bonheur de chacun. Je suis hors des réalités, mais c’est ce que tout le monde veut au fond.

Je ne peux pas m’empêcher d’être assailli d’images des effets désastreux engendrés par cette fameuse économie que l’on veut absolument relancer, de manière effrénée. Ce sont des images de détresse humaine, de famine, de camps de migrants dans des états insalubres. Parfois je divague au-delà du réel, et me fais des films apocalyptiques. Certains scénarios pourraient donner de bons films d’ailleurs (rires).

J’aime bien regarder les discours des chefs d’état, on y parle de rapports de force, de  puissance, comme au théâtre. C’est fantastique à observer. Certains politiciens emploient le même ton que s’ils jouaient une figure historique majeure dans une pièce de guerre, genre Jules César ou Coriolan. Dans un rapport inversé, en tant que comédien, je me suis bien amusé à interpréter Lénine au théâtre. Certains chefs d’état parlent au peuple comme s’ils s’adressaient à un gros bébé. Il faut lui dire quoi faire, il faut être gentil avec lui, reconnaître que c’est dur, prendre l’air compatissant.

Un politicien – comme un acteur – sait qu’il va entrer, qu’il va s’emparer de sa tribune, puis qu’il va sortir. Comme un comédien, il a deux questions à se poser : comment il commence et comment il finit. Entre deux, je ne sais si c’est lui qui a écrit son discours, qui a dessiné sa carte stratégique, mais peu importe, il a de toutes façons répété. C’est du théâtre ! C’est shakespearien…

Les sentiments du Prince Charles Cie L’Hydre folle ©photo Dorothée Thébert