Le théâtre dans la peau – Acte 4

(IN)CARNATIONS est un feuilleton qui donne la parole autrement à celles et ceux dont la voix publique s’est tue un vendredi 13. Une série de portraits “épidermiques” signée Laure Hirsig.

Confinement et mesures-barrière excluent tout rassemblement et toute proximité: deux conditions sans lesquelles le théâtre n’a pas lieu.

Ni une, ni deux, on assiste à une fulgurante levée de bouclier anti-viral à grands coups de lectures skypées, de pièces de chambre, de matchs d’impro en split-screen, de rediffusions de spectacles. Bref, un déballage massif d’initiatives créatives fuse sur la toile.

Pendant ce temps, j’entonne le suppliant refrain de Dominique A « Qu’est ce que tu n’ferais pas Pour la peau ? ». La peau du théâtre me manque. Notre unité de temps, de lieu et d’action me manque. L’inclination à nous approcher les uns des autres pour nous faire face me semble une disposition naturelle. Rien ne remplace l’expérience d’être là quand l’acteur produit l’acte théâtral sans filtre, sans écran, sans intermédiaire ; juste sa peau ou celle du personnage dans laquelle il se sera glissé.

Membrane délicieuse qui nous délimite, la peau pourtant respire. Elle nous sépare et nous relie. Baromètre de nos émois, de nos hargnes et de nos troubles, elle trahit ce qui ne reste pas sagement dedans. Alors les joues rosissent, la sueur perle, les larmes coulent, les chairs se hérissent, les veines se gonflent, les postillons fusent. Ce florilège de manifestations physiques involontaires teinte d’humanité et de sensualité l’interprétation de l’acteur. À son tour, le public frémit, salive et tremble sous les salves du jeu.

Les présences singulières ou la qualité d’abandon de certains comédiens déclenchent en moi d’irrépressibles bouleversements. Je pars sonder celles et ceux, dont la sensibilité à fleur de peau me contamine à chacune de leur apparition. Est-ce que la peau du plateau leur manque aussi ?

Crédit: DR

Sandro De Feo

Mutant mutin mutique

Sa gueule d’ange est un appel aux incarnations les plus azimutées : latin lover, acteur-passeur en mode mineur, imposteur à haut-potentiel calculateur, fashion-victim, candidat au crime, athlétique ou flegmatique, lunatique, grand-frère rassurant, méchant-mordant, géant-marrant, Sandro De Feo mute au gré d’une palette transformiste.

Gare à l’apparente nonchalance de ce pop-culturiste, miroir aux alouettes derrière lequel se cache un artiste acharné, qui rue dans les brancards jusqu’à l’auto-mutinerie s’il le faut. Le cérébral devenu iconoclaste a appris à dompter les grands fauves, pour faire de chaque spectacle une chevauchée fantastique, aux trousses de personnages ambivalents.

Il faut que ça bouillonne sous les boucles léonines de ce fada du muet qui allume ses yeux mélancoliques sous les feux de la rampe et campe son calme olympien dans les starting-blocks, toujours prêt à s’enflammer de la tête aux pieds, en digne héritier de Chaplin et Murnau. Accrochée au mur juste derrière lui, j’aperçois une reproduction de Paul Klee. La délicatesse de l’aquarelle y est tenue par la stricte géométrie d’un triangle. Comme un clin d’œil à la dualité de mon interviewé : j’y vois la fantaisie du corps, complice d’un esprit pointu.

 

Est-ce que le théâtre vous manque ?

Comme beaucoup, je me suis retrouvé bloqué à une semaine d’une Première au moment du confinement. Heureusement, le spectacle devrait être reporté, mais comme nous ignorons jusqu’à quand cette situation va durer… Le choc de l’annulation, je l’ai eu en mars. Le projet sur lequel je devais enchaîner était moins conséquent. Sans doute me suis-je accoutumé à la situation ou m’étais-je de toute façon préparé à ce que ce soit plus calme. En avril, je n’ai plus cette sensation d’être privé de quelque chose que j’attendais. Mi-mars me paraît étrangement loin. Cela ne fait pourtant qu’un mois et demi que nous sommes confinés, pas plus.

En fait, mon état d’esprit oscille mais le temps aide. Mon attention s’est déposée ailleurs. Je cours beaucoup. Je lis autre chose que du théâtre. Je viens de dévorer un roman, Lunar Park, de Bret Easton Ellis, une autobiographie partiellement fictionnée. C’est à l’école que l’on nous avait demandé de nous procurer des œuvres de cet auteur mais c’est le confinement qui m’a mis finalement ce roman entre les mains. Chaque jour, je me suis assis sur un banc dehors, avec un chien en face et je lisais.

Au début du confinement, je m’étais ordonné à moi-même : « C’est un moment off, profite : sois productif ! » Autour de moi, je recevais des incitations « Tu pourrais faire des trucs, la suite de ce que t’avais fait à l’époque ». Rapidement, j’ai compris que je ne fonctionnais pas comme ça, qu’une envie ne se force pas.

L’autre lien actuellement rompu pour moi sont les cours que je donne à des élèves au TPR (Théâtre Populaire Romand de La Chaux-de-Fonds) qui se destinent à devenir des comédiennes et comédiens professionnels. Ils devaient se présenter à des auditions. Pour l’instant, nous avons mis en place un système de télé-travail : ils préparent des capsules filmées sur lesquelles nous ferons des retours. Ça me fait bizarre de ne pas pouvoir honorer le planning d’enseignement régulier prévu pour avril-mai, tout comme cela me fait bizarre de voir mes élèves en petits carrés skype sur un écran, comme je te vois toi aujourd’hui. La transmission m’offre un équilibre entre jouer et être de l’autre côté. Moi qui peux angoisser par rapport au plateau, j’ai l’impression de parvenir à conseiller des choses quand je suis à l’extérieur, que je peine quelquefois à appliquer pour moi quand je suis acteur. Mon rôle de transmetteur nourrit mon travail sur scène. Actuellement inaccessible, il me manque.

Quand vous vous trouvez sur le plateau, que cherchez-vous à dire avec votre corps, que ne disent pas les mots ?

Il y a un mot issu de l’anglais que j’aime beaucoup : “physicalité”. J’aime aussi le concept de corporéité…

Mais d’abord, je dois revenir en arrière pour expliquer mon rapport au corps. C’est mon parcours d’élève comédien au Conservatoire de Liège en Belgique qui a alimenté un puissant désir de transformation physique. Comme j’ai du temps en ce moment, je fais du tri sur mon ordinateur et je suis tombé sur une série de photos de projets d’école. Tous les trois mois, j’avais une autre coupe de cheveux, mais radicale ! La crête qui démarre au sommet du crâne, ou une moustache d’Hitler inversée – tu rases le centre et laisses pousser les côtés – pour jouer Les Bas-fonds de Gorki avec des Flamands, ou les cheveux longs, rouges, tenus en queue de cheval avec les côtés rasés pour un rôle qui se passait dans un cirque-freak show.

Quand je suis sorti de l’école, mon premier projet professionnel s’est inspiré d’un travail entamé durant ma scolarité, sur le cinéma muet. Le maquillage inspiré de l’expressionnisme allemand donnait d’emblée une indication sur le personnage. Un simple trait te métamorphose, t’aide à lâcher le mental, ce qui influe ensuite sur tout le reste. J’ai changé en vieillissant, mais lorsque j’étais élève, on me disait souvent « Toi, tu réfléchis trop, tu fais trop bien. Tu ne vas pas à un autre endroit et ne prends pas vraiment de risque ». Il faut dire qu’avant l’école de théâtre, j’avais passé un master en anglais à l’université et entretenais jusqu’alors un rapport classique voire académique à l’apprentissage. Inconsciemment, je faisais bien pour passer à l’année supérieure. Dans ma tête, les profs étaient celles et ceux qui savent mieux que moi. S’ils me disaient « T’as pas compris », c’était forcément moi le fautif.

J’ai mis du temps à comprendre qu’au Conservatoire ce ne sont plus vraiment des profs, pas encore des collègues ; ce sont des sortes de guides. Ce premier projet pro inspiré du cinéma muet m’a libéré grâce à l’exploration des potentiels du corps qu’il nécessitait. Nous devions trouver des positions très expressives puisqu’on ne parlait pas. Le metteur en scène de ce projet disait : « Si je prends une photo à n’importe quel moment d’une pièce, je dois comprendre tout de suite si tu es amoureux, fâché, jaloux. Si tu es mort physiquement, ça ne sert à rien ». Si tu mets “pause” à n’importe quel moment d’un film de Chaplin que j’adore, d’un Buster Keaton ou d’un film expressionniste allemand, tu saisis immédiatement l’intention de jeu. Avec cet enseignant, qui avait lui-même été formé par Mario Gonzalez, spécialiste du masque au Conservatoire de Paris et grand connaisseur de la commedia dell’arte, nous avons beaucoup travaillé le masque, le masque neutre et la décomposition des mouvements. Nous produisions une image physique par émotion, qu’il nous faisait ensuite défiler les unes après les autres, de plus en plus vite. Cela créait l’illusion d’une séquence filmée sur pellicule, mais en chair et en os. C’est le corps qui est mis en avant. D’ailleurs, si on ne te reconnaît pas, c’est mieux. Bien sûr, le maquillage soutient le camouflage mais c’est la nature du jeu qui te transforme en profondeur. Le jour où tu joues tout proche d’un prof qui te suit depuis trois ans et qu’il demande « C’est qui lui ? », c’est jouissif !

Le travail physique est devenu ma première porte d’entrée. Je me construis un corps ludique. Ludique ne veut pas forcément dire comique : ça me permet simplement de créer un décalage théâtralement exploitable par rapport au corps réel. Du coup, même si je dois jouer plus dramatique, réaliste ou proche de moi, il reste une trace de ce décalage. Même en étant presque moi, je suis nettement plus détendu. Depuis, je pense traîner ce bagage avec moi. Et il y a aussi une sorte d’”esprit flamand” que j’essaye de cultiver et de transmettre à mon tour à mes élèves : « Allez, on y va ! Lâche la tête ! ».
Ce qui a été marrant, c’est qu’après mon retour en Suisse, quelques metteurs en scène m’ont qualifié de comédien intuitif. Moi, intuitif ? Je ne savais pas que c’était possible ! Enfin, la tête semblait ne plus être là pour m’inhiber. Enfin, le corps agit et la tête s’aligne sur lui. Sur le plateau, c’est ma réaction physique, aussi infime soit-elle, qui va me faire dire le texte de cette façon, et non l’inverse. Je trouve ça particulièrement kiffant. Et avec l’expérience, on apprend à ne pas partir dans tous les sens, à doser : enlever ou ajouter en fonction du projet.
L’une des autres choses que j’adore aujourd’hui, mais qui n’était pas inscrite dans ma nature cérébrale, c’est de me mettre volontairement dans la merde. Je me lance un challenge avec une contrainte, une autre contrainte, une troisième contrainte. Voilà un élément supplémentaire hérité de ce prof belge, qui nous disait « Tu dois exprimer ça, plus ça, plus ça ». Première réaction « Je n’y arriverai pas ». Immédiatement, il rétorquait : « À quoi cela me sert que tu dises que tu n’y arrives pas ? Fais-le et on verra. » C’est le genre de phrases de mentor qui revient quand je me décourage. Je ne suis qu’au début de ma carrière, mais j’imagine que les doutes « Suis-je capable? Vais-je y arriver ? Que va dire l’autre ? » nous poursuivent toute la vie.

Et puis, durant ma formation, j’ai appris qu’il faut activer le corps mais aussi ce qui est autour : l’animé et l’inanimé. Quand tu fais un monologue, tu n’es jamais tout seul. Il y a le public certes et il y a aussi… le sol par exemple. C’est le fameux “aware” de Jean-Claude Van Damme (rires). Quand on/j’attaque un monologue, on a/j’ai souvent tendance à vouloir aller vite par crainte d’ennuyer le public, parce qu’on anticipe la scène d’après. Or, le simple fait d’attendre, de parler quand tu veux, peut créer une tension. Attention, je ne dis pas qu’à chaque fois que j’ai un monologue je regarde le sol sans parler, mais certains soirs, il peut y avoir un élément mobilier qui attire mon attention. Personnellement, cette spontanéité m’aide à être là sur le moment. L’ouverture du corps me permet de ne pas anticiper, et de ne pas trop penser. Mon corps est un atout de fou. Quand je suis spectateur, j’adore regarder le corps des acteurs travailler, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Je me dis « Wouah, il/elle est physiquement dans le truc », et je ne parle pas de changement de forme (prendre ou perdre 30 kilos pour un rôle), je parle du travail physique produit à vue.

Que provoque en vous le regard collectif et anonyme du public ? Sentez-vous les spectateurs ou vous rendez-vous imperméable à leur présence pour ne pas être déstabilisée ?

Cela dépend du projet et du rôle. Il y a quelques années, j’ai joué dans “Tu devrais venir plus souvent”, un texte de Philippe Minyana avec Anna Pieri, Pascale Güdel et mis en scène par Alain Borek. Nous étions en scène pendant l’entrée du public. Le dispositif lumière aveuglait les spectateurs qui ne nous voyaient pas, alors que nous les distinguions parfaitement. Nous savions où étaient assis notre maman, le directeur de théâtre, etc. Pour rendre la dimension contemplative de ce road-trip mental, nous nous étions définis comme des passeurs plutôt que des personnages, invitant le public à se construire ses propres images. Physiquement, cela veut dire être complètement à l’écoute. L’écoute est pour moi l’autre arme de fou, presque la plus importante. Je l’ai appris grâce à ce spectacle. Être LÀ : ne pas aller vite, regarder l’autre, rester calme. « Se laisser regarder », comme me disaient les Flamands des années plus tôt, et accepter le regard du public. Je n’ai encore jamais joué dans une salle tellement gigantesque que je ne voie pas le public tellement il est assis loin de moi. La lumière plateau bave. Je vois les gens. Eux ne savent pas nécessairement qu’ils sont vus par les acteurs, c’est d’ailleurs assez marrant.

Ce qui me fait penser à une anecdote. De retour en Suisse après mon école, j’ai fait un seul en scène : “Le fils qui…” J’y interprétais ma famille et moi-même, sept personnages. Peut-être en raison du thème et des adresses directes, ce spectacle faisait du public mon ami. Dans l’une des scènes, je joue mon frère qui prend de fausses photos avec des spectateurs. Lors d’une scolaire, je me suis adressé à un jeune homme : « Enlève ta casquette, oui toi au 3ème rang ». Il y a eu une forte réaction. J’adore ce genre de moments – et avoir les personnages qui te le permettent. Même si ça n’a pas toujours été le cas…

Cela m’amène à refaire un lien avec ma période d’études. Quand je voyais les profs me fixer et prendre des pages de notes sur moi, je me disais « Je me suis trompé, je suis mauvais ». J’ai appris avec l’expérience à résister au jugement en inversant ma réaction par un « Je m’en fous : c’est chez moi ici, tu peux noter tout ce que tu veux ». Sur le Othello que j’ai mis en scène l’hiver dernier sous le titre “I am not what I am”, il y a des moments qui me font sortir du carré de jeu. La musique s’arrête. J’avance très proche du public. Certains soirs, je reconnaissais un visage parmi les spectateurs : « Il est là lui ? Il est acteur, j’adore comme il joue. C’est marrant, je l’avais pas vu avant, etc. ». Je vis maintenant positivement ce genre de perturbations liées à la proximité avec les gens, espérant que ma petite digression interne ne se soit pas vue (rires).

À l’inverse, pour « Monstres ! » – le projet cinéma muet – nous jouions derrière un tulle, enfermés dans un castelet, sans voir le public du tout. À la fin du spectacle, le tulle se levait, les autres acteurs en sortaient et s’installaient dans le gradin avec les spectateurs. Le tulle se refermait sur moi qui jouais le méchant, reclus dans son monde. J’avais un aperçu fugace du public uniquement durant le bref instant où le tulle se relevait. Sur ce projet, il y avait un acteur sourd dans la distribution. Nous avions ouvert aux spectateurs malentendants. Malgré l’absence de contact visuel avec le public, le lien était puissant. Aux saluts, quand la salle se rallumait, on voyait tout le monde comme ça (Sandro applaudit en langue des signes, c’est-à-dire en agitant les mains levées). C’était mon premier projet professionnel, et je ne pense pas qu’une chose aussi extraordinaire dans le rapport au public m’arrivera à nouveau. Je te jure que tu n’as pas besoin de forcer le sourire aux saluts, tu es vraiment comme ça (Sandro ouvre grand les yeux et la bouche).

Êtes-vous la même hors scène et sur scène ? Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, votre personnalité scénique ?

J’ai souvent entendu : « Il faut profiter de ses atouts tout de suite », exemple Dimitri qui avait une grande bouche et qui du coup l’a utilisée. À moi, les gens rappelaient : « Toi, tu es grand, c’est bien ». Même si ça peut faire rire, mine de rien, tu ne peux pas te fuir ; on voit d’emblée que je suis grand. Du coup tu dois en faire quelque chose. Bon, cela ne m’a pas empêché de jouer un nain au Conservatoire ; j’avais les genoux posés sur deux mini-baskets et me déplaçais en 2D, pour que l’on ne voie pas mes jambes repliées derrière.

L’autre remarque récurrente que je reçois « Toi, tu es à l’aise dans les ruptures ». Quel que soit le registre de jeu, les ruptures permettent de changer de dimensions. Je pense que ma recherche du corps ludique m’aide à naviguer d’un état à l’autre. Et j’ai aussi eu des retours sur ma faculté à accueillir ce qui arrive d’incongru au cours d’une représentation et à le suivre. Quand je me retrouvait face à quelqu’un d’imprévisible, le moi d’avant paniquait : « Mon dieu, il ne fait jamais la même chose ! ». Aujourd’hui, je rebondis et ça m’amuse au contraire : « Ah tu fais ça ? Alors moi je vais faire ça en retour » (rires). J’aime bien quand on se met volontairement et bienveillamment dans la merde l’un l’autre. La bienveillance est fondamentale pour moi dans notre métier. Ainsi, quand l’un de tes partenaires change le jeu, tu sais que ce n’est pas contre toi.

Et puis, et cela peut paraître aux antipodes de ce qui précède, mais j’ai souvent entendu : « Toi, tu es constant ». Quand un partenaire de jeu te dit ça, tu es heureux ; ça veut dire qu’il peut compter sur toi.

On dit que le théâtre est l’art de l’illusion par excellence, celui qui se joue et joue avec la réalité. Le théâtre est-il néanmoins pour vous un moment de vérité ?

La question est complexe et riche. Dans notre école on nous disait : « jouer, c’est mentir vrai ». Au début, tu lèves les yeux au ciel, genre « C’est quoi ce concept ? » Nos profs lançaient aussi des appels à « chevaucher le tigre » … Hein ? Passée la phase d’incrédulité, tu décryptes progressivement : tu dois avoir un tigre en toi mais si tu ne le chevauches pas assez tu perds pied. « Suis-je dans le rôle-là ? Dois-je vraiment tuer ma mère pour comprendre mon personnage ? ». Si tu chevauches trop le tigre, tu forces et te coupes de la sensibilité. J’ai compris plus tard – à force de jouer – que ça voulait dire que j’étais quelqu’un de perméable aux énergies et sensible à l’immédiateté…

Par exemple, pour l’introduction d’un spectacle, nous étions quatre acteurs, pas censés être encore en jeu, pour exposer le principe scénographique invisible d’un plateau en apparence vide. Cela m’a appris sur la possibilité de l’acteur à créer du frottement avec la vérité. Il fallait juste être LÀ. Autre exemple, à la fin du Minyana évoqué plus tôt, l’un des personnages lit une lettre. C’est moi qui “jouais” la lettre. (Un truc pour expliquer ce que je vais dire : je suis très visuel, quand j’écoute de la musique ou que je mets une sensation en mots, ce sont des images qui me viennent en tête, des effets optiques ou comme une projection de diapositives). Interpréter cette lettre a engendré ça dans ma tête, attention je vais faire un son : « vvvjjjj » (Sandro fait un mouvement de resserrage avec les mains sur le son). Peu importe comment tu dis ton texte ; des fois, tout s’aligne, il y a frottement avec une forme de vérité, un recentrage sur soi/le personnage.

J’ai retrouvé une sensation similaire de friction un soir de représentation de “I am not what I am” dans la scène de révélation finale où je jouais Iago. Vouloir à tout prix déclencher la même chose le lendemain me semble vain. Il y a eu un moment de grâce. Il ne faut pas courir après car cela se passe malgré toi, même si évidemment les partenaires et la répétition aident. C’est mystérieux, ce jour-là ça fait « vvvjjjj » parce que quoi? T’es plus détendu ? L’expérience ? Quelqu’un qui te porte dans le public ? T’es beaucoup dans l’écoute ? Parce que… Rien. C’est la phrase à mettre sur un tee-shirt : « moins on le cherche, plus ça arrive ». Dans l’absolu, grâce à ce que la pratique m’apprend, je me demande comment on pourrait montrer le passage d’un degré de vérité à l’autre en toute complicité avec le public, ou au contraire comment basculer imperceptiblement du vrai vers le texte. En bref, comment utiliser la porosité d’un niveau de vérité à l’autre pour composer l’interprétation avec.

Les Flamands évoqués tout à l’heure, avec lesquels nous travaillions Gorki à l’école, nous disaient « il faut se laisser regarder ». J’avais le rôle d’un homme trompé (avec ma crête sur la tête). On s’attend à ce qu’il extériorise violemment sa colère. Et si au contraire, il « se laissait regarder » et ne disait rien, me disait-on comme indication de jeu ? Sa seule présence créant le trouble, comme si on sortait du théâtre pour atteindre un temps vrai. On attend la réaction théâtrale du personnage, par son silence, le personnage crée un temps inattendu. L’acteur te sort de la fiction avec une petite claque. Cela m’arrive comme spectateur de recevoir cette petite claque qui m’extrait de la théâtralité un bref instant pour me questionner sur ce que je viens de voir. Cela peut être sur un seul mot, une phrase, en dehors des rebondissements ou des moments logiques de résolution. L’acteur ne doit pas en faire une obsession, surtout quand le metteur en scène réclame « ce que t’as fait ce soir, à ce moment-là : je veux la même chose demain ». Je ne travaille heureusement pas avec des gens qui dirigent comme ça. En plus, je suis convaincu que si tu as l’oreille, ce fameux moment se déplace. Il faut surtout rester à l’écoute.

Comment vivez-vous le confinement par rapport à votre métier ?

Je me définis souvent comme un peu lent : j’ai parfois besoin qu’on me réexplique, mes réactions ont besoin d’incuber avant d’émerger. Au début du confinement, après la première phase « Sois productif : tu devrais faire ça, ça et ça ! », j’ai enfin pris conscience que je n’arrive pas à produire quoi que ce soit de manière volontariste.

J’ai regardé des choses sur internet. J’ai découvert avec curiosité une multitude d’initiatives et cela m’a permis de réaliser que, si ce mode m’avait convenu, j’aurais moi aussi fait quelque chose en ligne. J’ai alors remarqué que les choses venaient à moi, plutôt que moi je n’allais vers elles. Par exemple, à la mi-mars, j’ai lu une pile de textes très différents mais aucune révélation. Cette pulsion intellectuelle m’a ensuite poussé à lire toutes sortes d’écritures mais pas de théâtre. Lunar Park m’a happé, puis je suis retombé sur un texte de Calvino, réalisant qu’il traînait dans ma tête depuis longtemps. C’est une fable qui m’intéresse, sans savoir encore vraiment ce qu’elle peut raconter ni sans être déjà plongé dedans. Je ne suis pas dans une logique productiviste. Cela se fera quand cela devra se faire. Cette histoire et moi avons un lien de cœur, plutôt que mental.

Quelle est votre vision pour le théâtre dans le monde d’Après ?

Réfléchir volontairement à une vision équivaudrait à m’ordonner le « Fais quelque chose ! » d’avant. Peut-être vais-je avoir une vision, mais je ne peux pas le décréter maintenant. Je n’imagine pas pour de futurs projets une forme influencée par la situation covid-19, avec une scénographie hygiénique, en sprayant les spectateurs à l’entrée ou en projetant des images d’acteurs qui seraient filmés sans être présents. Pour moi, la présence physique reste fondamentale, sinon tu dénatures le théâtre. Ou alors, tu n’appelles plus ça art vivant, mais « art différé ».

Si je réponds aujourd’hui sur mes visions pour l’Après, je vais forcément répéter les visions des autres ; j’en lu plein d’avis. Ce qu’une personne ou une autre a dit va me percuter dans la durée, et me permettra peut-être de développer ma vision propre, mais plus tard, en écho. Alors je laisse le temps à la vision de venir ou pas. Si cela n’arrivera pas, c’est pas grave.
Je trouve d’ores et déjà passionnant de mettre en perspective notre présent par rapport à un
Avant d’il y 10 ans, puis par rapport à un Avant mars 2020.

Borderlino Circus © Margo Stallaert, 2012