Guillaume Prin Pour un théâtre nomade “home made”

Rétrofuturiste (V) En courants alternatifs ou continus, l’histoire du théâtre suit une chaîne de transmission humaine. Quel que soit leur degré de parenté avec les précédentes, les œuvres ne surgissent pas hors sol. Elles puisent dans un terreau, lui-même agrégat de ce qui précède et future zone de germination de ce qui suivra.

Secoué de ruptures, le théâtre est un art à l’infini, par le vivant transmis. Et à l’instar de tout corps en vie ; il s’agite et mute. Alors que certains l’estiment has been depuis l’avènement du cinéma et moribond depuis l’intrusion dans les foyers du poste de télévision, les adeptes du positivisme l’imaginent au contraire progresser en ligne ascendante, voire trônant en tête de liste des pratiques innovantes. Les plus sages identifient des cycles.
Quoi qu’il en soit « Drama is not dead ». Que voit-on si, le présent chevillé au corps, nous jetons un regard en arrière ? Puis, hissés sur la pointe des pieds, le projetons vers l’avant ? Qui nous fait des clins d’œil ou des bras d’honneur dans le rétroviseur ? Et si le plateau continue de fertiliser les imaginaires, quel théâtre du futur prophétiser ? Sous l’effet d’imprévisibles volte-faces et au prix de scabreuses circonvolutions, les arts vivants sinuent à travers les modes, pour le meilleur et pour le pire. Questionner le passé et le futur de comédiennes et comédiens actifs aujourd’hui, c’est faire ressurgir mentors et idoles, amis et ennemis, pères ou pairs dont l’exemple, le soutien ou les foudres se sont révélés déterminants dans leur choix de carrière.
Cette série d’entretiens vous propose une plongée dans les souvenirs, les goûts et les affabulations rétrofuturistes de six comédien.nes.

(Photo page d’accueil: “Bleu Nuit Hôtel”©Francesco Ragusa)

Construction du camion avec l’architecte Justine Prin©Nicole Prin

Tout spectateur assidu a vu, ici ou là, Guillaume Prin et son minois un brin chinois. À l’aise dans la diversité d’un répertoire contrasté, il bourlingue à toute berzingue des classiques aux contemporains, avec une détermination qui le conduit sur de nombreuses scènes helvétiques. Oser : oui, doser : non. Guillaume fonce à vive allure, sans itinéraire bis. Pas de plan B pour ce déterminé ; c’est le théâtre, sinon rien. Camouflant ses angoisses sous un style dilettante, cet enragé peine à masquer son hyper-activité et une vocation qui frôle l’obsession.
Boosté par une motivation de glouton, Guillaume accède aux plateaux pros alors qu’il n’a que quelques poils au menton et une infatigable faim de théâtre. Vingt ans plus tard, il porte toujours bien la cerne-sensuelle et brandit son sourire en acier trempé, tel un facétieux bouclier renvoyant peurs et malheurs se faire voir ailleurs.
Alors que virus et variants frappent notre actualité, le quarantenaire déploie son ingéniosité pour rendre au théâtre sa liberté. Au volant d’un camion-scène imaginé du pare-chocs au pot d’échappement, il met à contribution des complices de construction pour fabriquer l’arche de Noé des arts vivants. Ce théâtre itinérant inclut même l’espace public. Penser l’art comme un territoire en mouvement permanent pour échapper à l’air sédentaire du temps, quoi de plus visionnaire ?
Invitée à monter à bord de la capsule nomade home made*, je me délecte des retrouvailles avec l’acteur enchignonné, samouraï du théâtre romand, prêt à en découdre avec l’adversité qui menace notre convivialité. Bienvenue dans la soucoupe roulante de l’acteur Fribourgeois.

* home made : fait maison

“Avec la boule à zéro et 39 de fièvre ; j’ai arraché le plancher. J’étais en feu et tellement enragé d’être là, d’avoir raté Paris. Résultat : j’ai convaincu le jury genevois.”

Construction du camion avec les architectes Justine Prin et Mathias Weidmann©Nicole Prin

“Ekeko”©Nuithonie-Fribourg

“La petite au chapeau de feutre”, avec Anne Schwaller©Eddy Mottaz

Quel(s) événement(s) passé(s) ont inspiré votre carrière actuelle ?

– J’ai compris que je voulais faire du théâtre à 8 ans. À 16 ans, je me suis donné 10 ans pour y parvenir en décrétant : « Si à 25 ans je n’ai pas réussi, je ferai autre chose ». À 18 ans pile, j’ai arrêté mes études pour m’y consacrer entièrement. Je ne voulais rien entreprendre d’autre. Je n’ai pas rencontré d’obstacles majeurs, au contraire, j’estime avoir eu de la chance. Mon pire ennemi ; c’était moi et mes angoisses.
Le premier événement déterminant dans le sens traumatique a été l’échec au concours du Conservatoire de Paris. Je réussis le 1er tour, je réussis le 2e tour, je fais le stage… Et je me plante au 3e  tour (rires). Avec le recul, Paris m’aurait sans doute tué. À 18 ans, je n’étais pas armé pour aller au front d’une ville aussi dure. Je sortais de ma campagne avec mon cœur tendre de Candide en puissance. Je me retrouvais en concurrence avec des aspirants comédiens hyper sûrs d’eux, des “théâtreux” dont les papas et mamans avaient des compagnies. Moi, je ne connaissais rien mais le désir profond de théâtre me portait. Marcel Bozonnet, alors Directeur du Conservatoire de Paris m’a félicité puis conseillé d’aller à Genève, « un très bon directeur vient de reprendre le Conservatoire. Il n’y a pas mieux ». C’était Claude Stratz. Je suis rentré en Suisse la mort dans l’âme. Brisés mes rêves de carrière ! Adieu Belmondo ! Adieu Gabin ! En plus, j’étais en pleine rupture amoureuse. J’avais envie de me jeter par la fenêtre, un vrai drame ambulant. Gisèle Sallin – chez qui j’avais suivi l’année préparatoire aux Osses à Fribourg – m’a remis les idées en place : « C’est pas grave ! On se remet en selle et on tente tous les concours ! ». Elle ne lâchait rien. Je me présente donc à Genève. De rage, je m’étais rasé la tête. Je devais jouer le rôle de Charles dans des scènes extraites de Quai Ouest de Koltès. Avec la boule à zéro et 39 de fièvre ; j’ai arraché le plancher. J’étais en feu et tellement enragé d’être là, d’avoir raté Paris. Résultat : j’ai convaincu le jury genevois. Les trois ans de Conservatoire ont été rudes : quinze spectacles en trois ans, plus les cours techniques le matin. Le week-end, je travaillais pour gagner de l’argent. En somme, j’avais deux jours de congé par mois pour rentrer dans ma famille à Fribourg. Moi qui suis un gros dormeur… c’était rude mais ultra formateur. Tu te formes avec Claude Stratz, Jean-Louis Hourdin, Jean Liermier, Richard Vachoux, Laurence Calame : c’est la fête ! Je notais tout ce que je devais lire dans un carnet. Julien Tsongas – qui était dans ma classe et qui a été un vrai frère durant mes études – m’encourageait « faut lire Meyerhold, pour le jeu d’acteur » mais je n’y comprenais rien, en plus je suis un lecteur très lent, j’ai du mal à me concentrer sur ce genre de texte ultra dense. Quant à Stanislavski, je trouvais ça trop théorique. Et puis, je lis Brook qui dit dans L’espace vide : « A l’heure où j’écris ce livre, ce que j’y inscris n’est déjà plus valable ». Brecht disait la même chose ; il n’y a pas d’école, il n’y a pas de règle ni de normes. J’enseigne à des architectes auxquels je dis « ce que je vous donne, c’est mon expérience, vous en faites ce que vous voulez ». Il faut faire ! Les gens que tu rencontres te nourrissent de connaissances mais l’art reste empirique. Sinon, tu passes ton temps à justifier et expliquer tes actes. C’est ce que j’aime, chez le peintre Mark Rothko, l’ardent désir de rendre l’émotion accessible à tous à travers l’œuvre. Moi aussi, je veux toucher les gens. Le théâtre propose un univers que les gens vont pouvoir s’approprier. Rothko cherche à capter cette universalité.

Quelles sont les personnalités qui vous ont marqué à l’époque?

– Michel Deutsch est l’intervenant au Conservatoire pour lequel j’ai eu le plus d’affection. À la sortie de l’école, il nous a engagé pour plusieurs spectacles créés en Suisse puis tournés en France, notamment Germania III et Hamlet-machine de Heiner Müller. Nous étions un groupe de jeunes pris dans une machine que nous ne comprenions pas. Personne ne savait ce que faisait l’autre. Deutsch, qui est un homme très intelligent, avait compris cela et ainsi réussi à
monter Hamlet-machine de façon ludique, amusante, accessible à tous, pas seulement pour l’élite qui a lu Müller et comprend les références. Nous répétions de 14h à 18h, ensuite nous mangions tous ensemble au bistrot, puis nous regardions un ou deux films par soir. Des documentaires historiques, des films indigestes de quatre heures sur l’histoire de l’Allemagne surtitrés en Anglais, par exemple ; Hitler, un film d’Allemagne de Syberberg, mais aussi des Truffaut, des Godard, la Nouvelle Vague, des polars américains… J’étais déjà cinéphile mais il a ouvert plein de portes. Ce fabuleux pédagogue était d’une immense générosité, animé par l’envie de transmettre. Humainement, c’était un peu plus compliqué car il est du genre introverti. Lui et moi avions un lien fort. J’éprouve une immense affection pour lui. Il est un papa de théâtre. Nous nous aimions beaucoup et nous retrouvions parfois que les deux au bistrot pour dîner, mais nous ne savions pas toujours quoi dire. Alors nous mangions et cela nous faisait juste du bien d’être ensemble. Cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu…

Revenons aux événements traumatiques qui ont marqué votre passé…

– Octobre 2009 : je suis lancé sur plusieurs beaux projets, je carbure aux clopes, cafés, Red Bull, je suis increvable, la vie est belle. En arrivant en répétition au Théâtre du Loup, je vois le plafond qui commencer à vriller, les murs qui bougent, ma vision se rétrécit. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. En panique, je sors du théâtre et vais me plonger dans l’eau de l’Arve pour récupérer mes esprits car je ne sais plus où je suis. J’avais la sensation d’être en chute libre sur la pente du Grand Huit, sauf que je ne suis pas sur un Grand Huit et que cela ne s’arrête plus. J’ai cru que j’étais en train de mourir ou de faire un AVC. C’était un burn-out ; le pire événement de ma vie. Je préfère que tu me pètes les deux jambes que de revivre ça. J’ai dû consulter un psychiatre, suivre un traitement et serrer les dents pour assurer le spectacle au Loup, puis commencer les répétitions de Platonov de Tchekhov avec Valentin Rossier au Théâtre de Carouge. Je ne pouvais pas foirer ; j’étais le plus jeune et avais la chance de travailler avec la crème des acteurs. Le matin, je me réveillais dans un état pas possible, j’appelais mon psy et prenais des médicaments pour tenir. Et j’ai tenu. Heureusement, j’avais un petit rôle. Après, j’ai levé le pied pendant plusieurs mois. J’avais basé mon début de carrière sur la volonté. T’es crevé ? T’en peux plus, ? C’est pas grave ; quand on veut, on peut ! Là, mon corps s’est insurgé contre ma volonté et a cassé mon illusion d’être invincible. Cet incident m’a fait grandir. Il m’a obligé à faire des choix et à prendre soin de moi. J’aurais préféré pouvoir dormir 4 heures par nuit et jouer cinq spectacles par an, mais tu es obligé de faire avec le corps que tu as, avec la machine que tu as reçue. À 40 ans, je me mets moins la pression, mais en 2009, j’avais 28 ans et encore plein de choses à me prouver.
Quelques années plus tard, j’ai enchaîné trois projets difficiles humainement, dont le légendaire Richard III que devait monter Valentin Rossier pour le grand plateau de Vidy. La tragédie shakespearienne s’est jouée dans les coulisses : l’acteur Jean-Quentin Chatelain est devenu Richard III. Sympathique à l’extérieur, il semblait possédé dès qu’il montait sur le plateau. « Je suis un monstre, je vais prendre le pouvoir et vous retourner les uns contre les autres ». Le seul moyen de sauver les meubles était de tuer Richard III, ce qu’a fini par faire Valentin en renonçant à faire le spectacle à Vidy. Ce fut un laboratoire humain néfaste. L’équipe a été prise en étau dans le conflit qui opposait l’acteur principal et le metteur en scène. J’ai été relativement préservé car je n’avais pas une immense partition mais plusieurs petits rôles. Par ailleurs, j’allais devenir père, ce qui m’a permis de mettre de la distance. « Quoiqu’il arrive, je m’en fous, je vais avoir un enfant ». Quel coup de chance de rencontrer Lucille. Le fait de travailler davantage à Fribourg me permet aujourd’hui de me lever près de ma famille, avec mes enfants et ça, ça n’a pas de prix…
Après cette suite de spectacles toxiques, j’ai voulu arrêter le théâtre et me reconvertir. J’ai suivi un stage chez un maître menuisier et négocié un apprentissage rémunéré de trois ans avec le chômage. Un mois avant qu’il ne commence, Jean Liermier m’appelle. Il souhaitait m’auditionner pour le rôle d’Hémon dans Antigone. Tu ne dis pas non à Jean, c’est un metteur en scène passionnant. Dans la foulée, Nicolas Rossier et Geneviève Pasquier m’appellent pour intégrer une grosse production ; Le Ravissement d’Adèle de Rémi de Vos. J’ai rappelé ma conseillère au chômage pour la prévenir que l’apprentissage de menuisier serait pour plus tard…
Peu de temps après, j’ai rencontré la comédienne Lolita Frésard avec laquelle nous avons créé deux spectacle sur le désir. Ce fut une aventure aussi éprouvante que passionnante car nous faisions tout à deux. Ce spectacle marque la première expérience de rencontre différente avec le public grâce au chapiteau. Les racines du camion-théâtre viennent de là.

Alors parlez-nous de ce camion-théâtre…

– J’ai la chance d’avoir beaucoup travaillé dans les institutions. Mais je trouve que ces théâtres restent relativement hermétiques au public. Quand tu y joues, tu ne rencontres pas les spectateurs. J’ai soudain eu envie d’être en contact plus direct avec les gens. J’ai moins envie de gros bastringues. En 2020, au moment où tous les spectacles étaient reportés à cause de la pandémie, j’ai réfléchi à un projet adapté à la crise, qui permette d’être souple, libre et de me produire hors des structures en totale saturation. Je souhaitais agir sur le plan régional pour des gens qui n’ont pas un accès aisé et régulier à la culture. De là est née l’idée de collecter les histoires des gens puis de les raconter, chez eux, en se produisant dans leurs villages avec une structure mobile. J’ai commencé à dessiner un camion suffisamment singulier pour attirer l’attention et donner envie aux gens de venir. La remorque offre une surface de 70 mètres carrés pouvant accueillir jusqu’à 40 personnes. Les architectes du Bureau WP Fribourg, fondé par ma petite sœur Justine et son associé Mathias Weidmann ont assuré la partie technique, et ajouté une énorme plus-value par le choix des matériaux et une ingénierie intelligente. Ils ont ainsi sublimé l’invention de départ. Le but serait d’en faire une structure de diffusion qui permette de tourner avec les spectacles des autres dans cinq ou six lieux sur des cycles de 6 semaines. Cela permettrait aux spectacles de vivre plus longtemps dans le canton de Fribourg et au-delà, et ce, sans occuper une salle et à moindre frais. La capsule de secours est devenue un spectacle, qui deviendra une salle de diffusion. En ajoutant des panneaux solaires, le dispositif fonctionne en totale autarcie, je n’ai plus besoin d’électricité. Je peux envisager le futur, partiellement grâce à cette structure.

Précisément, à quoi ressemblera, selon vous, le théâtre de demain?

– Nous assistons à une virtualisation du monde. Bientôt, nous peinerons à différencier le virtuel du réel. Notre capacité à voyager au-delà de notre propre système solaire, à part quelques options foireuses vers Vénus, Mars ou la Lune étant limité, pour aller plus loin, il ne nous restera que le virtuel. Nous nous brancherons à une machine comme dans Matrix pour entrer dans un univers parallèle. Le contrepoint de cette tendance sera l’hyperréalisme, être dans du vrai, ce qui est la nature même du théâtre. Le théâtre est l’art suprême du maintenant, de l’unique, pour un nombre limité de personnes, disons entre 20 et 2500 maximum. Le théâtre, c’est un gars qui raconte une histoire à un autre. Cet acte originel va rester parce qu’il est simple et n’a besoin de rien d’autre qu’un narrateur et un auditeur. Quoiqu’il advienne, nous pourrons toujours raconter une histoire, sans rien, sans machine. Personnellement, j’aspire à fabriquer avec ce qui est là, c’est-à-dire très peu. En ce moment, les spectacles que je produis n’ont plus de projecteurs, mais juste des ampoules à incandescence. C’est analogique, un filament qui rougit. Quand le théâtre devient trop technologique, il se perd et tue l’imaginaire. Par contre, si ton cerveau doit créer les images, les ambiances, les odeurs et les sons, il s’active. Toi sur scène, tu es là pour suggérer. Les cerveaux des spectateurs prennent le relai, chacun projette son univers personnel et vit sa propre pièce, pas besoin de technologie pour ça. De façon intuitive, je reviens à la bricole ; moins y’en a, mieux je me porte. Garder l’essentiel, le palpable, comme le vinyle, la photo argentique. Une part de la population ira vers la virtualisation. Bien sûr, des acteurs joueront depuis chez eux en combinaison. Il n’y aura peut-être même plus d’acteurs. Nous pousserons jusqu’au point où l’illusion sera parfaite, mais la technologie va plafonner. Une partie de la population consommera ces effets de mode et plongera dans cette désincarnation les yeux fermés. D’autres se déconnecteront et se retireront à la campagne. J’imagine donc une séparation entre une évolution du théâtre vers le virtuel et un théâtre complètement nu. Le label vendeur pourrait devenir : ils sont vraiment là ! C’est un vrai son que tu entends, fait par un vrai piano avec des vraies cordes (rires). Entendre jouer sur un Steinway, c’est comme voir un vrai Rothko : soudain, tu prends une tarte ! La musique te rentre dans la gueule.

Est-ce le théâtre que vous défendez dans votre pratique actuelle de la scène ? 

– Je m’identifie à un conteur, un rapporteur d’histoire. Aujourd’hui, j’aime mettre le public sur le plateau. J’aime que les gens soient sur scène avec moi. Cette envie a germé dans le spectacle sur le désir imaginé avec Lolita. Nous cachions des enceintes sous les sièges du public depuis lesquelles nous diffusions des bribes d’entretiens pour donner l’impression que les gens parlaient. Récemment, Anne Schwaller et moi avons créé un spectacle d’après L’Amant de Marguerite Duras dans la salle d’expo de Nuithonie. J’ai disposé des canapés dans tout l’espace. Les spectateurs s’y installent. Nous jouons entre les canapés. La scène ; c’est la salle. Là encore, de petits hauts-parleurs diffusent les sons que nous sommes allés enregistrer au Vietnam où a grandi Marguerite Duras. Grâce à cette configuration, nous ne jouons pas devant des inconnus, mais racontons une histoire à des amis. Duras est très pudique, il y a peu de moments où nous regardons frontalement les gens. Nous sommes dans un univers mental, presqu’un rêve. Nous sommes tous entrés dans la tête de Marguerite. Elle est là, il y a son verre de whisky, sa clope qui fume dans un cendrier pendant tout le spectacle. Elle raconte son histoire à travers nous, comme le ferait un fantôme. Marguerite ne nous laisse pas faire n’importe quoi. Elle avait la réputation d’être odieuse dans le travail. Parfois, nous avons l’impression de l’entendre dire « non, ça, tu ne fais pas !». Ce qui marche, c’est le fil tendu entre deux acteurs qui disent un texte qui soudain devient toi. Au final, c’est quand ton émotion entre dans l’histoire. Je retrouve ce que j’ai tant aimé expérimenter avec le metteur en scène Fabrice Huggler, avec qui j’ai fait trois spectacles ; l’expérience totale, l’immersion complète. J’ai même fini par écrire une lettre à Marguerite Duras. La radio m’avait commandé une lettre à quelqu’un ayant disparu. La mienne n’a pas été diffusée ; l’animatrice jugeant que cela n’entrait pas dans le cadre.
Dans le travail que je mène avec Anne, nous sommes tous deux acteurs et metteurs en scène. En réalité, il n’y a plus de metteurs en scène ; c’est l’interprète qui prend en charge la narration. Par ailleurs, nous inventons tout, la scénographie, le son, la lumière. J’avais tout dans la tête. Anne est la seule personne avec laquelle je peux faire ça. Nous avons 15 ans d’amitié, créé trois spectacles ensemble (Hamlet, Cyrano et L’Amant) et une confiance absolue l’un envers l’autre. Nous sommes complémentaires. J’ai plus d’aptitudes techniques, scénographiques et lumière. Elle a une intelligence redoutable des textes et de la dramaturgie. J’aimerais le reprendre en mode simplifié avec le camion-théâtre et le jouer dans les villages.
Dans un futur proche, je vais travailler avec un cinéaste genevois sur le thème de l’utopie, avec de jeunes comédien.nes. Puis nous allons utiliser la création théâtrale pour faire un film. La pièce devrait voir le jour dans 3 ans, le film dans 5 ans. Le projet global sortira donc dans 6 ou 7 ans… Ce travail interroge les rêves de la jeunesse. Notre génération rêvait d’opulence, mais on voit que cela ne fonctionne pas. La nouvelle génération rêve d’autre chose, réinvente les relations hommes-femmes, le lien à la nature, à la consommation, à la communauté, à l’écologie. Ils n’ont pas le choix. Ils savent que s’ils vivent comme nous, ils vont crever. Ce projet immersif correspond aux valeurs que je défends et me permet de me poser des questions d’être en société. La question du vivre ensemble Femmes / Hommes me touche et me remue beaucoup. En tant qu’homme, j’essaye de faire bien mais je me sens souvent en conflit avec un certain féminisme que je trouve parfois trop radical. Tu essayes de bien faire mais tu te fais agresser. Or l’amélioration de la condition des femmes ne se fera pas les uns contre les autres, mais ensemble. Certaines théories colportent des idées que je trouve toxiques. Le simple fait de naître homme ferait de toi un privilégié, du coup ; un méchant. J’entends certaines femmes dire qu’elles ne peuvent plus vivre avec des hommes. Cela m’attriste. Je suis un garçon et parfois je me sens comme un musulman après les attentats du 11 septembre 2001. T’as rien fait, mais parce que tu es un homme (ou musulman), tu es forcément l’ennemi. J’ai fait un spectacle sur le désir des femmes avec Lolita, j’ai grandi avec ma mère, j’ai deux sœurs, j’ai deux filles ; je ne vis qu’avec des femmes ! Qu’on m’attaque sur ce sujet-là me pèse. Transformer ses problèmes personnels en idéologie ou confondre ses difficultés avec des dogmes utilisés pour accuser l’autre en prétendant faire l’inverse, me semble dangereux pour la démocratie.

Quelle personnalité, dont vous n’êtes pas le contemporain, auriez-vous aimé rencontrer ?

– J’aurais adoré écouter un concert live d’Oscar Peterson, un pianiste jazzman américain. C’est presque possible grâce à la magie de la technologie. Chez Barnabé, un théâtre populaire situé dans le village de Servion,il y a un piano mécanique du début du 20e dont la particularité est de pouvoir enregistrer la sensibilité du toucher du pianiste. Un enregistrement audio de morceaux interprétés par Oscar Peterson y a été transféré. Le piano mécanique, un Steinway, joue “à la Oscar Peterson”, sans le mec mais avec la sensibilité de son toucher, comme s’il y avait un fantôme. Bien qu’il soit mon contemporain, je rêve aussi d’aller manger au restau avec Joachin Phoenix dont je suis un fan absolu. J’aime sa sensibilité, sa puissance. Il est engagé et perspicace dans les interviews. Je trouve qu’il est un bel être humain.

Propos recueillis par Laure Hirsig

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En six décennies de carrière, le comédien a endossé tous les costumes. Acteur dans tous les sens du terme, il a construit une histoire qui déborde la sienne, celle du théâtre romand. Portrait.

Lola Giouse, Miss en tropisme

La “crise de la quarantaine” a donné l’occasion à Laure Hirsig de questionner comédiennes et comédiens sur la solitude, ses charmes comme sa nocivité dans leur parcours et leur pratique. Pour cette première “Traversée en solitaire”, on largue les amarres avec Lola Giouse.

Un dernier café avec Michel Piccoli

L’acteur nous a quitté le 12 mai, à l’âge de 94 ans. En guise d’hommage, des extraits inédits d’un entretien accordé à Lionel Chiuch à l’occasion de la tournée de “Minetti”, de Thomas Bernhard.

“Il reste dans la culture une sorte de mépris de classe”

Après un septennat à la tête du GIFF, Emmanuel Cuénod s’apprête à en remettre les clés. Dans un long entretien sans langue de bois, il nous parle du festival genevois et donne quelques coups de griffe à la politique culturelle suisse.

Monica Budde, la voix libre

D’Andromaque de Racine au personnage de A de Sarah Kane, la comédienne Monica Budde campe des femmes qui, comme elle, ne s’en laissent pas conter. Portrait en toute liberté.

Braqueur de banques!

Alors que la saison 2 de « Quartier des banques » débarque sur les écrans, son réalisateur, Fulvio Bernasconi, nous parle de son rapport aux comédien(ne)s.

“L’avantage ici, c’est le Système D”

A la Chaux-de-Fonds, pays des merveilles mécaniques, on croise moins de lapin blanc que de drapeau noir. La comédienne Aurore Faivre brandit celui d’un théâtre qui ose et qui place l’humain au centre.

Gilles Tschudi: “C’est vrai, je ne connais pas de barrière”

Acteur puissant et subtil, Gilles Tschudi n’hésite pas à se mettre à nu, comme dans « Souterrainblues », mis en scène par Maya Bösch il y a près de dix ans au Grütli. Mais l’homme dévoile volontiers aussi ce qui « l’agit » et dresse ici une véritable métaphysique du jeu.

Théâtre des Osses, théâtre de chair

On prend les chemins de traverse jusqu’à Givisiez pour y rencontrer Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier. Leur nouvelle saison regarde la planète en face.

Sarah Marcuse: Tribulations avignonnaises

En 2018, la comédienne et metteure en scène genevoise Sarah Marcuse s’est frottée au Festival Off. Elle en rapporte un témoignage fort que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation.

Carole Epiney, névrosée à temps partiel

Elle était impeccable dans « Les névroses sexuelles de nos parents ». La valaisanne Carole Epiney affronte les aléas de la vie de comédienne romande avec une belle énergie.

Il y a plus de compagnies que de films

Critique à la Tribune de Genève, Pascal Gavillet est un habitué du cinéma suisse, dont il connait bien les mécanismes. On fait le point avec lui.