Alain Borek fait jeu de tout bois

Rétrofuturiste (III) En courants alternatifs ou continus, l’histoire du théâtre suit une chaîne de transmission humaine. Quel que soit leur degré de parenté avec les précédentes, les œuvres ne surgissent pas hors sol. Elles puisent dans un terreau, lui-même agrégat de ce qui précède et future zone de germination de ce qui suivra.

Secoué de ruptures, le théâtre est un art à l’infini, par le vivant transmis. Et à l’instar de tout corps en vie ; il s’agite et mute. Alors que certains l’estiment has been depuis l’avènement du cinéma et moribond depuis l’intrusion dans les foyers du poste de télévision, les adeptes du positivisme l’imaginent au contraire progresser en ligne ascendante, voire trônant en tête de liste des pratiques innovantes. Les plus sages identifient des cycles.
Quoi qu’il en soit « Drama is not dead ». Que voit-on si, le présent chevillé au corps, nous jetons un regard en arrière ? Puis, hissés sur la pointe des pieds, le projetons vers l’avant ? Qui nous fait des clins d’œil ou des bras d’honneur dans le rétroviseur ? Et si le plateau continue de fertiliser les imaginaires, quel théâtre du futur prophétiser ? Sous l’effet d’imprévisibles volte-faces et au prix de scabreuses circonvolutions, les arts vivants sinuent à travers les modes, pour le meilleur et pour le pire. Questionner le passé et le futur de comédiennes et comédiens actifs aujourd’hui, c’est faire ressurgir mentors et idoles, amis et ennemis, pères ou pairs dont l’exemple, le soutien ou les foudres se sont révélés déterminants dans leur choix de carrière.
Cette série d’entretiens vous propose une plongée dans les souvenirs, les goûts et les affabulations rétrofuturistes de six comédien.nes.

(Photo page d’accueil: “La possible impossible maison”©Samuel Rubio)

La comédie musicale improvisée. ©Carlo de Rosa

Le moelleux d’un fauteuil rouge de théâtre a des vertus de madeleine de Proust. C’est dans ce repaire capitonné que ressurgissent mes souvenirs de deux stars du répertoire classique, ramenées dans le feu de l’action par leur interprète commun ; Alain Borek.
Dans une adaptation succulente de Don Juan par Christian Geoffroy, il campait un Sganarelle alerté, tout entier dévolu à ouvrir les yeux et les oreilles alentour, concentrant les foudres du dilemme tragique tout en réjouissant les spectateurs à chacune de ses éruptions scéniques.
Récemment, dans une adaptation de Sandro De Feo, il boxait la perfidie des intimes. Fier Othello trompé par le fiel de Iago, il laissait bientôt paraître sous sa peau d’amoureux craquelée de doutes, celle du « monstre aux yeux verts » shakespearien.
Par deux fois, je l’ai donc vu jouer l’amitié mise à l’épreuve. Et s’il incarne merveilleusement les intègres, c’est sans doute parce qu’il ne fait rien à la légère. Ludique évidemment, mais surtout éthique, subtilement.
Alain-comédien met aussi en scène ses propres fables. Il y dépoussière des schémas ancestraux en les convoquant dans l’ultra-présent. Parfois, il les catapulte même dans l’avenir.
“Quel sort jetez-vous ce soir à Boucle d’Or Messieurs-Dames ?” questionne l’artiste aux boucles brunes. Ses spectacles à choix multiples font rayonner l’épilogue de mille possibles, comme autant de projections de notre « Vivre ensemble ».
Roi de l’impro, il saute en permanence dans l’incertitude d’un futur qui s’écrit en temps réel. Ne pas balbutier aujourd’hui ce que l’on convoquait hier pour mieux se projeter dans ce que sera demain, n’exclut pas de construire des visions collectives concrètes.
Et si la fin du monde nous rattrape, quelle société fabriquera-t-on ailleurs ensemble ? Avertissement au public : toute extrapolation initiée depuis le plateau sera explorée en complicité avec le public.
Le moelleux de mon fauteuil rouge me rappelle aussi le salon cosy et la détente de notre digression rétro-futuriste. J’ai vite compris qu’Alain aime soulever des questions qui appellent un positionnement clair. Thé noir ou bière-chips ?

“Jean-Yves Ruf et son postulat de détente m’a apporté une précieuse confiance. Quand tu es acteur et que tu as, face à toi, un metteur en scène détendu, ça change quelque chose de radical dans le système, mais vraiment. Les metteurs en scène stressés peuvent bloquer les acteurs”

“C’est tes affaires!”, ici avec Tiphanie Bovay-Klameth et Odile Cantero ©Philippe Pache

“L’espace et nous”©Sylvain Renou

Quel(s) événement(s) passé(s) ont inspiré votre carrière actuelle ?

– Mon goût pour les choses ludiques m’a naturellement mené au théâtre. J’aime inventer des jeux. Plus jeune, j’ai fait beaucoup de jeux de rôle, de jeux vidéo, je faisais de l’impro au collège. À 12 ans, j’ai commencé des cours de théâtre à l’école de Gérard Diggelmann, qui fait clairement partie des rencontres déterminantes. Il ne regarde pas seulement ce que tu fais, mais aussi qui tu es pour établir une relation pédagogique différente avec chaque élève. Il est franc et a su pointer mes forces et mes faiblesses. Spontanément, il me renvoyait quelque chose d’encourageant, évoquait ma qualité de présence. Je savais que c’était sincère parce qu’il ne fait pas semblant. Je l’ai vu dissuader des gens.
Plus tard, entre 18 et 22 ans, j’ai écrit quatre spectacles avec un ami, Sylvain Renou. Nous les avons d’abord joués en duo puis y avons intégré d’autres ami·es. Sylvain a vu en moi un “truc” que je ne percevais pas. Lui aussi m’a boosté. Il était moteur, du genre à réserver la salle alors que nous n’avions pas commencé à écrire. Artistiquement, je trouve stimulant de fonctionner avec des échéances. Le rendez-vous favorise le processus. Plus nous jouions, plus j’éprouvais du plaisir à affiner ma partition, et Sylvain de moins en moins. Ce n’était pas son truc de rejouer le même texte soir après soir. Il s’est orienté vers le cinéma et l’improvisation. Et moi, grâce à lui, j’ai découvert mon plaisir à peaufiner un parcours de jeu.
À la Manufacture* (2006-2009), j’étais plus sensible aux approches pédagogiques attentives à la gestion d’équipe et à l’harmonie entre les différents corps de métiers qu’aux esthétiques portées par les intervenants. Est-ce que l’atelier a engendré un objet artistique incroyable ? Avec le recul, je crois que je m’en fichais un peu. Dans ce cadre, j’ai énormément apprécié Lilo Baur qui individualise son enseignement mais conserve une distance pudique avec les élèves. Elle travaille dans le plaisir tout en étant rigoureuse et sait entretenir l’envie collective de travailler, sans mystifier et sans souffrance.
Andrea Novicov a beaucoup compté pour moi. Ma promotion a suivi un stage puis fait un spectacle de sortie avec lui. Andrea transmet des outils concrets de type actors studio*. Il se stimulait à notre contact et revenait chaque jour avec des propositions différentes pour nous permettre d’évoluer. Ce qu’il nous a transmis me reste aujourd’hui encore, non seulement pour jouer, mais aussi pour diriger des comédien·nes. Il se concentre sur le rythme général du spectacle pour tenir le public en haleine jusqu’au bout. Et le rythme, ça me parle (j’ai fait de la batterie). Il cerne bien la différence entre pathos et émotion, le tempo auquel tu dois régler ton jeu. C’est quelqu’un qui travaille sur la musicalité du théâtre.
Dans un tout autre style, j’ai adoré l’intervention de Krystian Lupa. À l’inverse, lui se concentre sur l’intériorité du personnage, son background et propose une lecture psychologique totale du drame. Il construit sur la base d’impros-fleuves et répète parfois 8 mois en Pologne pour monter un spectacle. Je me souviens de séquences d’improvisation de 30 minutes qu’il était capable de nous restituer en détail – son traducteur traduisait en direct – en identifiant les différents virages psychologiques, précisant à quel genre de personnage notre proposition le renvoyait. C’était fascinant de l’écouter. Un surdoué de la psychologie ! Sa méthode permet de conscientiser et d’affiner ton personnage ; d’ouvrir davantage une faille, de pointer un trait de caractère. Il s’intéressait au « qui ». Qui est cet être humain ?
Jean-Yves Ruf et son postulat de détente m’a apporté une précieuse confiance. Quand tu es acteur et que tu as, face à toi, un metteur en scène détendu, ça change quelque chose de radical dans le système, mais vraiment. Les metteurs en scène stressés peuvent bloquer les acteurs. Avec Jean-Yves, nous faisions le chemin ensemble. C’est quelqu’un de très fin.
La Belge Ingrid Von Wantoch Rekowski m’a également marqué. C’est une iconoclaste qui joue avec les références picturales. Nous avons travaillé avec elle sur un oratorio classique, aux côtés de quatre chanteur·euses. Placés dans une sorte de cadre, nous composions des fresques baroques vivantes avec nos corps. Nous avions un trajet physique précis, des codes gestuels, mais pas de texte. Elle incarne une figure d’autorité inspirante à mes yeux. Pourtant, elle ne faisait jamais de discipline. Elle conservait un calme olympien, mais les jours où nous étions dissipés, elle nous jetait simplement son regard déçu. Cela suffisait à nous rappeler à l’ordre. À la fin du travail, alors que nous étions chez elle à Bruxelles, elle nous a fait à chacun·e un long retour généreux et spécifique. Elle n’était pas bavarde mais très observatrice. Et même si nous n’avions pas la parole sur scène, nous étions tout sauf des objets à ses yeux. Pour moi qui suis sensible au leadership, elle fait office de maestra. Beau pied-de-nez aux représentations de leadership archaïques, dominateurs et masculins.
Autre évènement marquant : en 2007, je vais rendre visite à ma copine de l’époque qui habitait Paris. Nous décidons d’aller voir une pièce au Théâtre de la Bastille sans vraiment savoir ce dont il s’agissait et en débarquant à la dernière minute. À peine assis, j’ai été saisi par la vivacité des interprètes, pris dans un état de jeu et de détente mêlés. Ils nous regardaient, ils digressaient, il y avait de la lumière dans le public. Les textes de Thomas Bernard devenaient tour à tour hilarants, effrayants, touchants. Une véritable révélation ! Ce n’est qu’en voyant l’affiche au sortir de la salle que j’ai compris que nous venions de voir les fameux tg STAN. Voilà pourquoi j’avais tellement entendu ce nom ! Depuis, pour moi, tg STAN c’est un peu comme un groupe de rock ; je vais voir tous leurs projets. Damiaan De Schrijver, l’un des fondateurs et acteurs fétiches de cette troupe flamande, m’a influencé à plusieurs niveaux. Son plaisir, sa détente, son charisme, sa malice : je suis fan !
En 2016, je suis parti cinq semaines à Chicago suivre une formation en impro selon la méthode anglo-saxonne. En Suisse romande, on suit majoritairement l’école montréalaise-francophone. Les anglo-saxons empruntent une autre porte pour entrer dans l’impro. Là-bas, j’ai découvert un duo américain ; TJ and Dave. La lumière s’éteint, se rallume, le silence se fait. Ils prennent une position, se regardent et c’est parti ; tac une réplique, tac une réplique. Ils composent une série de personnages à la psychologie étonnamment étoffée pour de l’impro ; singuliers, originaux, des mignons, des loosers, des fragiles, des femmes. En sortant de la salle, je sautais partout et me sentais léger. Un vrai exemple de liberté de composition de personnages et d’intérêt pour le « qui », comme avec Krytian Lupa.

En quoi cette méthode anglo-saxonne diffère de la méthode francophone?

– L’école francophone se concentre sur le récit. Assez vite, apparaissent les enjeux que les protagonistes doivent suivre pour mener leur quête narrative. On se lance en improvisation avec l’idée que l’histoire doit avancer. L’école américaine part des personnages, des relations entre eux et développe des scènes qui se succèdent, avec plus ou moins de lien. J’aime les deux styles. Par exemple, lorsque nous jouons C’est tes affaires ! avec Tiphanie Bovay-Klameth, Odile Cantero et Loïc Valley, il y a une promesse narrative. Et, Odile et moi avons un duo qui travaille différemment. Là, nous improvisons en temps réel en proposant de traverser plusieurs personnages, des sujets, des psychologies, des gens mais pas une histoire. En Suisse, j’enseigne la méthode anglo-saxonne, parce qu’elle est méconnue.

Quels sont les esthétiques ou genres théâtraux qui vous influencent?

– La manière d’individualiser la représentation et d’utiliser des procédés ludiques pour parler de choses graves des Rimini Protokol a très directement nourri ma méthode. Quand je vois leur travail, je pense : « j’aurais aimé le faire moi ». Je pense aussi à l’expérience singulière de spectateur qu’offre Marion Duval avec ses propositions clivantes. Je vu tous ses spectacles, certains plusieurs fois. Ils activent notre responsabilité individuelle par son regard et sa manière d’être là. Aussi insupportables, obscènes, excessifs soient ses personnages, quand elle joue, je suis complètement là aussi. Au point que cela pourrait durer 4 heures, je ne m’ennuierais pas une seconde. Moi, je suis accro. J’y vais les yeux fermés, je ris et après je suis en crise car elle me fait vivre des choses fortes. En plus, je la connais à la vie et je sais que c’est quelqu’un de bien.
Mon premier spectacle de l’argentin Rodrigo Garcia a été un choc. J’en ai vu beaucoup par la suite sans hélas toujours retrouver cet état. Il créé un rapport sacré à la représentation et me ramène à l’essentiel de ce qu’elle véhicule. Dans son esthétique théâtrale, tout est important, tout a une valeur. J’ai des souvenirs d’odeurs ; de lessive notamment. Ce genre d’univers me stimule. Et puis j’aime son écriture ; je lis parfois des extraits juste pour me faire plaisir. Je crois que je suis profondément touché par sa façon d’être au monde, par son mal-être.
Pour créer, il faut éteindre son égo, l’endormir pour se libérer de la pression du « qu’est-ce que je pense que les autres vont penser ? ». T’es mort quand t’es là-dedans. La musique m’aide à m’extraire de ces pensées parasites. Elle m’aide à me foutre de tout et à me retrouver. Musicalement, j’aime les transes rythmiques irrégulières, les longues compositions qui se développent lentement, les musiques puissantes. Ça englobe les esthétiques musicales d’un groupe de metal progressif comme Tool, le groupe allemand de folk expérimentale Heilung, mais aussi les œuvres du pianiste zürichois Nik Bärtsch, le R’n’B où l’instrumentation est lourde avec des voix féminines ou masculines cristallines très aigües.

A quoi pensez-vous quand vous faites du théâtre? Comment définiriez-vous ce que vous faites?

– C’est radicalement différent pour moi d’être dans un spectacle improvisé ou dans une pièce écrite. En impro, j’essaye d’ouvrir sur des questions philosophiques. Ma mère – spectatrice perspicace, du genre à prendre des notes au point que les gens pensent qu’elle est journaliste – m’a fait remarquer que l’une de mes marottes est de jouer un vieux type qui pense (rires). En impro, tu peux prendre la parole à travers tes personnages. Du coup, je m’aventure à développer des théories que je n’oserais jamais soutenir à la vie. Inconsciemment, j’aime me placer sur scène à un endroit très différent de mon quotidien. Hors plateau, je ne suis pas le roi pour raconter des anecdotes ; ma position de confort est plutôt l’écoute. J’aime écouter au sens actif du terme. Je trouve que c’est précieux et cela me rend fou quand on ne s’écoute pas.
Lorsque je suis comédien dans un spectacle écrit, je suis sérieux et solidaire de la mise en scène parce que je sais que ce n’est pas simple. Je suis sensible à la charge que représente la gestion d’une équipe et conscient de la solitude que cela implique. Sur un plateau, je recherche le plaisir. Une partie de mon plaisir vient du fait qu’il y a un job et que j’essaie de bien le faire. Je suis curieux de savoir où on m’emmène, je veux comprendre comment, et pourquoi. Si je suis en résistance, je vais provoquer une crise ou une discussion pour que l’on se retrouve. J’ai besoin d’être main dans la main avec la personne qui me dirige. Quand j’ai travaillé par exemple avec Christian Geoffroy sur C’est une affaire entre le ciel et moi, je me sentais imprégné de sa façon de faire, de nos discussions. À l’inverse d’Andrea Novicov, Christian s’en fout du rythme. Faire de la mise en scène n’est pas forcément ce qui l’intéresse. Pour lui, le spectacle se trouve à travers les acteurs, quitte à ce qu’il y ait des moments inégaux. Il est prêt à passer par-dessus pour nous permettre de trouver le bon endroit. Si la personne qui te dirige a un minimum de méthode, elle te déplace. Tu n’es pas juste toi. C’est enrichissant.

À quoi ressemblera le théâtre de demain (formellement, socialement, politiquement) ?

– Notre société devient de plus en plus individualiste. La force est que nous n’avons jamais autant parlé des besoins des individus, du care (ndlr: soin). Les clichés tombent, les genres se décloisonnent. L’avenir devrait nous réserver une prise de conscience plus aigüe encore du rapport direct au public. Ne plus jamais considérer que le théâtre, c’est jouer devant une masse, faire des saluts et basta.
La dérive de cet individualisme pourrait conduire au développement de formes à consommer pour soi, chez soi. Rester à la maison et streamer avec des gens en Allemagne ou au Japon. Un rêve technologique qui, personnellement, me fait peur. J’assimile ça à une forme d’uberisation du théâtre. Bien sûr, la tentation de diffusion à grande échelle existe, exacerbée par la pandémie. C’est le cliché absolu, mais les artistes rêvent toujours d’atteindre des gens qui ne viennent pas au théâtre. « Y’a des gens dans la rue ? Ils pourraient venir au théâtre ! » Ils sont surexcités si le service de nettoyage vient voir son spectacle. J’ironise, alors que certaines personnes font très sérieusement de la poli- tique d’inclusion et ça me passionne. Mais je crains qu’avec cette idée de mission, on réduise parfois la réflexion à « géniiiiaaal, avec le numérique ; on va enfin attirer des jeunes !»
Si je me projette à échelle réduite, je constate qu’il n’y a jamais eu autant de compagnies en Suisse romande et qu’elles jouent de moins en moins longtemps. À l’avenir, peut-être assisterons-nous à la décroissance des budgets. Les spectacles à CHF 500’000.- avec du plexiglas, de la vidéo et des feux d’artifice disparaitront pour faire place à des productions plus réalistes. Cela nous obligerait à nous questionner sur ce qu’il se passera dans cet espace-théâtre où les gens viendront vivre quelque chose, à moindre prix. C’est un virage qui m’exciterait. En impro, on n’a pas grand-chose et franchement, je n’ai évidemment jamais entendu un spectateur se plaindre « c’est dommage qu’il n’y ait pas eu un orchestre et une scénographie de fou ».

Et si vous imaginiez le théâtre de demain sans vous contraindre à des scenario réalistes ?

– Je suis un gars terre à terre mais je vais faire l’effort de réfléchir sans limite pour suivre ton délire. Je repense à ma création L’espace et nous, présenté au Théâtre 2.21 qui proposait une forme interactive de 3 heures. Notre postulat de base plantait le décor : c’est la fin du monde, il faut monter à bord d’une navette spatiale pour tout recommencer sur une autre planète. Le public formait une communauté destinée à accomplir des choses ensemble.

Tout recommencer avec une communauté de gens que tu n’as pas choisie ? 

– Cette donnée est essentielle pour le projet. Certains spectateurs m’ont reparlé des mois après d’autres spectateurs qu’ils avaient aimé ou détesté. Il y avait des tensions inouïes, des débats, des parties irréconciliables. Nous avons monté ce spectacle avant la pandémie mais il s’avère que sur le vaisseau, il fallait trancher ; choisir certaines ressources, renoncer à d’autres. Conservez-vous le stock de médicaments et de vaccins ou le potager ? Des conflits éclataient face à ce genre de dilemme. Dans notre postulat, le voyage planétaire contraignait à plusieurs années de vie commune dans la navette spatiale. Que prévoir si cela dérape ? Faut-il une prison ? Une partie répond : « Mais non, on verra bien si ça arrive ». D’autres répondent ; « Ah oui, et si on viole ton enfant, tu fais quoi ? ». Nous naviguions en permanence sur le fil entre sérieux et ludique. Dans le cadre d’un spectacle, il n’y a évidemment pas de conséquences concrètes mais certains sujets provoquaient des paniques, notamment la nourriture et les 5 ingrédients à choix. Une partie du public se projetait au 1er degré et s’impliquaient directement dans notre dispositif. Tu n’étais pas obligé d’être en première ligne. Certaines personnes parlaient peu et observaient. Des sous-groupes se constituaient, l’organisation de postes se mettrait en place, comme dans un grand atelier.

Quelle était ton utopie avec ce projet ?

– Créer un lieu et une communauté de hasard qui oblige à aborder ensemble des questions fondamentales. Partir de ce « nous » décalé. Les gens portaient un badge avec un nom de ville autour du cou qui les identifiait, ils n’utilisaient pas leur vrai prénom.
Je voulais expérimenter concrètement les enjeux d’une question – irrésolue – qui m’obsède. Comment réussir à vivre avec des gens qui ne sont pas d’accord avec moi ? Nous avons tendance à nous maintenir dans nos milieux respectifs. Tu es paysan et votes UDC, a priori tu ne vas pas côtoyer d’alter-mondialistes non-binaires zurichois. On reste entre soi.
J’aimerais refaire quelque chose sur les voisins, à l’échelle d’une buanderie d’immeuble. J’ai vécu tellement de choses dans les buanderies… Je te jure, tu comprends le conflit israélo-palestinien à la buanderie. Le territoire, le bon droit, le sentiment de légitimité, c’est fou ce qu’ils déclenchent. Moi, je suis un facilitateur et je parle avec tout le monde. Du coup, je collecte en permanence des réflexions de certains voisins sur mes autres voisins.
C’est un peu le délire de Boucle d’Or, spectacle inspiré du conte avec lequel nous voulions parler, avec Delphine Abrecht, de l’accueil d’une personne étrangère. Une meuf rentre dans ta maison, mange dans ton bol, dort ton lit, qu’est-ce que tu fais ? Là encore, nous invitions le public à une réflexion active à partir de cette situation fantasmée. Lors des bords plateau, des jeunes s’insurgeaient : « Elle est rentrée par la fenêtre, elle a cassé une chaise : c’est grave ». D’autres trouvaient la famille des ours raciste. Nous avons prévu quatorze fins différentes, se basant sur des principes d’éthique politique. La conclusion du public peut aussi bien trancher pour le renvoi de Boucle d’Or que pour une révolution totale des règles.

Quelle personnalité, dont vous n’êtes pas le contemporain, auriez-vous aimé rencontrer ?

– Très bonne question… Tu supportes le silence ? Je dois réfléchir… Les concerts live auxquels je n’ai pas pu assister ! Voir Miles Davis et The Doors en concert, bien sûr ! Quand j’ai appris que le rappeur américain Pop Smoke était en réalité mort, assassiné à 20 ans, après 2 albums seulement, je me suis à nouveau dit : « Non, c’est pas vrai : lui non plus je ne pourrai pas le voir en live ». La musique en vrai, évidemment !

Propos recueillis par Laure Hirsig

* La Manufacture-HETSR : Haute École de Théâtre de Suisse Romande, basée à Lausanne.
* Actors studio : école de comédie fondée en 1947 à New York dont les cours se basent sur la méthode théorisée par le Russe Constantin Stanislavski qui préconise une identification totale de l’acteur à son personnage. Dès les années 50, cette méthode influença le travail des comédiens américains, notamment grâce à la notoriété de Lee Strasberg, qui y enseigna.

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La “crise de la quarantaine” a donné l’occasion à Laure Hirsig de questionner comédiennes et comédiens sur la solitude, ses charmes comme sa nocivité dans leur parcours et leur pratique. Pour cette première “Traversée en solitaire”, on largue les amarres avec Lola Giouse.

Un dernier café avec Michel Piccoli

L’acteur nous a quitté le 12 mai, à l’âge de 94 ans. En guise d’hommage, des extraits inédits d’un entretien accordé à Lionel Chiuch à l’occasion de la tournée de “Minetti”, de Thomas Bernhard.

“Il reste dans la culture une sorte de mépris de classe”

Après un septennat à la tête du GIFF, Emmanuel Cuénod s’apprête à en remettre les clés. Dans un long entretien sans langue de bois, il nous parle du festival genevois et donne quelques coups de griffe à la politique culturelle suisse.

Monica Budde, la voix libre

D’Andromaque de Racine au personnage de A de Sarah Kane, la comédienne Monica Budde campe des femmes qui, comme elle, ne s’en laissent pas conter. Portrait en toute liberté.

Braqueur de banques!

Alors que la saison 2 de « Quartier des banques » débarque sur les écrans, son réalisateur, Fulvio Bernasconi, nous parle de son rapport aux comédien(ne)s.

“L’avantage ici, c’est le Système D”

A la Chaux-de-Fonds, pays des merveilles mécaniques, on croise moins de lapin blanc que de drapeau noir. La comédienne Aurore Faivre brandit celui d’un théâtre qui ose et qui place l’humain au centre.

Gilles Tschudi: “C’est vrai, je ne connais pas de barrière”

Acteur puissant et subtil, Gilles Tschudi n’hésite pas à se mettre à nu, comme dans « Souterrainblues », mis en scène par Maya Bösch il y a près de dix ans au Grütli. Mais l’homme dévoile volontiers aussi ce qui « l’agit » et dresse ici une véritable métaphysique du jeu.

Théâtre des Osses, théâtre de chair

On prend les chemins de traverse jusqu’à Givisiez pour y rencontrer Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier. Leur nouvelle saison regarde la planète en face.

Sarah Marcuse: Tribulations avignonnaises

En 2018, la comédienne et metteure en scène genevoise Sarah Marcuse s’est frottée au Festival Off. Elle en rapporte un témoignage fort que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation.

Carole Epiney, névrosée à temps partiel

Elle était impeccable dans « Les névroses sexuelles de nos parents ». La valaisanne Carole Epiney affronte les aléas de la vie de comédienne romande avec une belle énergie.

Il y a plus de compagnies que de films

Critique à la Tribune de Genève, Pascal Gavillet est un habitué du cinéma suisse, dont il connait bien les mécanismes. On fait le point avec lui.