Lokman Debabeche et Nathalie Lannuzel

“Le génie des ingénu.e.s” – Acte II

Sur les rotules et langue pendante, compagnies et théâtres bouclent leur saison. Une myriade de festivals prend le relai en Romandie : Cité, Belluard, FAR, Orangerie, salles nomades et bientôt La Bâtie. Pas de temps mort pour les arts vivants. Les années covid mettent la fièvre, mais n’altèrent pas le goût de la riposte. Avec une souplesse d’acrobate, les artistes et techniciens Sans Travail Fixe s’adaptent aux nouvelles directives. Le public repart à l’assaut des salles, gourmand comme après la jachère.

Au cœur de cet été tourmenté, abreuvons-nous de quelques fraîches paroles.Interpelée par l’idéalisme de jeunes croisés dans une école de théâtre genevoise lors d’une intervention, je décide de puiser à la source quelques paroles d’élèves ; ingénues, saines, indemnes, radicales. Débutant leur formation, ces apprenti.e.s comédien.ne.s ont le verbe intact. Aucune expérience professionnelle n’a encore abimé leur enthousiasme, entravé leur détermination, ni altéré leurs envies.

Quels sont les motivations, les rêves, les difficultés, les lectures, le rapport à la transmission ou à l’image d’une génération née en l’an 2000, avec accès illimité à la culture internet et biberonnée aux réseaux sociaux ? Partons nous désaltérer à cette fontaine de jouvence.
Et pour qu’il y ait concordance – ou dissonance – des temps, la parole d’un.e praticien.ne-pédagogue offre son contrepoint générationnel.

Suite du feuilleton avec Lokman Debabeche. À 23 ans, il démarre sa 3ème année à l’école des Teintureries de Lausanne, enrichi par un parcours personnel qui associe turbulence et sagesse. Surprise et délectation me gagnent dans la découverte de cette personnalité au charme oxymorique.

En écho, les belles confidences de Nathalie Lannuzel, qui depuis une décennie dirige les Teintureries, en développant une pensée artistique raffinée et éthique.

Lokman Debabeche en loges
Nathalie Lannuzel©Anne-Laure Lechat

À quel moment avez-vous décidé d’entamer une formation théâtrale diplômante ?

LOKMAN. C’est parti d’une envie naïve d’enfant. J’avais 6-8 ans, nous regardions Harry Potter en VHS à la maison. Voir des acteurs à peine plus vieux que moi à l’écran m’a donné envie de faire pareil. J’ai longtemps tu ce désir, tant l’objectif me paraissant inatteignable. Sans doute parce que je viens d’une famille de 9 enfants ; une famille nombreuse avec peu de moyens financiers. Je remarquais que je n’avais pas les mêmes privilèges d’enfant que certains autres. 

Plusieurs évènements ont ravivé cette envie enfouie. Avec l’école, nous allions une fois par an sous le chapiteau du théâtre Tel Quel suivre une initiation au théâtre. Alors que j’ai toujours été le pitre de la classe,  j’avais soudain, sous ce chapiteau, l’autorisation de faire tout ce qui était interdit à l’école : parler, libérer l’imaginaire, repousser les limites, improviser, extérioriser.

Ado, il m’est arrivé de passer devant la juge et les services de protection de la jeunesse parce que je faisais des bêtises. 

L’un des déclics a eu lieu lors d’une visite chez nous en Suisse de mon cousin Salim qui vit à Paris. Il a fait du théâtre avec Jamel Debbouze, ce qui fait de lui une sorte de mythe familial. Salim a entendu mon désir de faire du cinéma et m’a parlé des cours Florent. À 19 ans, j’avais économisé suffisamment d’argent pour une année de cours. Au bout de 2 mois, j’ai dû rentrer car ma tante, chez laquelle j’étais hébergé à Paris, a décidé de retourner en Algérie. Impossible matériellement pour moi de rester à Paris. « C’est le mektoub*» m’a-t-elle dit. J’ai décidé de ne pas céder à la colère, je respecte l’accueil qu’elle m’a fourni et je transforme cet échec en victoire. J’avais débarqué à Paris avec deux sacs Ikéa et mon skate. Avoir le courage de mettre mon rêve d’enfant à exécution m’a rendu fier.

À mon retour en Suisse après 2 petits mois de cours Florent dans les pattes, j’ai travaillé comme un forcené en cumulant trois boulots : les chantiers évènementiels la journée, les livraisons le soir, puis en boîte de nuit. Parallèlement, armé de ma maigre culture théâtrale, j’ai tenté les concours d’entrée dans les écoles. À Fribourg, j’ai eu la chance de tomber sur un jury où siégeait Yann Pugin qui m’a poussé dans mes retranchements ce jour-là. Plus tard, il m’a dit avoir perçu ma faim d’acquérir du savoir. Avant de suivre les cours au Conservatoire, je ne savais pas vraiment lire. Et comme je souffre de troubles de déficit de l’attention hyperactif, cela n’aide pas. Mais grâce à la chance que l’on m’a donné à Fribourg d’intégrer le Conservatoire, j’ai reçu les aides financières qui m’ont permises de me consacrer pleinement à ma formation. J’ai acquis les connaissances nécessaires, le vocabulaire. Aujourd’hui, j’encourage à mon tour mes proches à lire et à se cultiver, parce que c’est grandiose. Cela donne les armes pour se défendre soi-même, d’autant plus lorsqu’on est d’origine algérienne et de confession musulmane. Il y a beaucoup d’intelligents et d’intelligentes qui nous défendent à notre place. Or, je pense que ce sont les personnes concernées qui doivent apprendre à se défendre.

Au moment d’entamer ma 3ème année aux Teintureries (sourire), ma rage d’ado s’est transformée en une sorte de militantisme, une envie de défendre ma passion et de me battre pour elle. Ma chance a été de savoir très tôt ce que je voulais faire. Il a ensuite fallu trouver le chemin pour l’accepter. Je ne voulais surtout pas passer à côté de moi, tout en ayant conscience qu’il fallait survivre matériellement. La décision s’est donc prise par étape, sur une longue période.

 

NATHALIE. J’ai eu une forme de révélation à 12 ans lors d’un voyage en Grèce avec mes parents. Nous visitions le théâtre d’Épidaure. Saisie par la puissance du lieu, je me suis assise dans les gradins, en larmes, et j’ai dit : « je veux faire ça ». En rentrant de voyage, j’ai collé la carte postale représentant le théâtre d’Epidaure dans un petit cahier – que j’ai toujours – et je me suis inscrite au Club Théâtre de mon collège.

Trois ans plus tard, ma passion était toujours aussi vive. À l’époque, mes parents et moi habitions près d’Annemasse, la formation la plus proche était à Genève. J’ai commencé la classe préprofessionnelle du Conservatoire de Genève à 16 ans, puis j’ai intégré à 18 ans la section professionnelle du* Conservatoire : l’ÉSAD**. Dès ma sortie à 21 ans, j’ai été engagée par Philippe Mentha au Théâtre Kléber Méleau. Mais j’avais un autre rêve : celui d’intégrer le CNSAD***. Parallèlement à mes répétitions au TKM, je me suis présentée au concours d’entrée du Conservatoire de Paris. Je l’ai réussi la 2ème fois, l’année suivante. Dès l’obtention de ce second diplôme, trois ans plus tard, je suis revenue en Suisse pour travailler avec Claude Stratz qui m’avait auditionnée et engagée pour jouer Lumir dans Le Pain dur de Claudel.

« J’encourage le développement singulier des jeunes acteurs – une forme d’individuation, selon la définition de C.G. Jung – en respectant totalement le creuset de la collectivité. »

Nathalie

Vos parents ont-ils joué un rôle dans votre intérêt pour le théâtre, ou est-ce un appel personnel ?

LOKMAN. Ma mère nous a toujours soutenus. Elle préfère voir ses enfants choisir une voie qui les enrichit matériellement que financièrement. Son projet de vie est d’avoir des enfants, de les élever et de leur apprendre les valeurs essentielles de la vie, telles que l’amour inconditionnel ou le partage.

Mon père algérien ne se représentait pas bien en quoi consistait le métier d’acteur théâtral. Alors forcément, il était dubitatif : « Acteur ? mais genre… Brad Pitt ? ». Il m’a soutenu tout en étant inquiet, ce qui semble tout à fait normal. Je n’oublie pas que mon père n’a pas eu le choix, lui, contrairement à moi. En quittant l’Algérie, il est devenu un immigré. Dans cette situation, tu arrives forcément avec tes traumatismes et tes craintes de subsistance. Je n’ai pas pu demander d’aide financière à mes parents, mais mon rêve n’a pas disparu. Au contraire, il est, avec le temps, devenu « génétique ».

 

NATHALIE. Mes deux parents étaient professeurs de français, avec un lien très fort à la notion d’études et de scolarité. Pour eux, il fallait passer par les écoles, cela aurait été inconcevable d’apprendre sur le tas ! Pour moi aussi, d’ailleurs. Ma mère avait fait ses études à la Sorbonne à Paris. Elle allait beaucoup au théâtre à cette époque qui était celle de Jean Vilar, de Gérard Philippe, du TNP, de la naissance du Festival d’Avignon… C’est par elle que j’ai développé ce grand désir d’une vie artistique, déjà présent en moi, et mon attirance pour Paris. Et c’est pour ce désir qu’elle a su cultiver que j’ai décidé de poursuivre ma formation au CNSAD.

Votre rêve de comédien.ne, c’est…

LOKMAN. De pouvoir faire des choses, soit éloignées de ma réalité, soit éloignées de la réalité. Je rêve de jouer des rôles qui m’enrichiront spirituellement, qui me permettront de découvrir une autre réalité, tout en me découvrant moi-même davantage. Ne pas juger le personnage, entrer en empathie avec lui est un vecteur de connaissance, donc un moyen de rêver en soi.

En toute naïveté, mon rêve serait aussi de faire du cinéma.

Je débute ma 3ème et dernière année aux Teintureries. Si je n’ai pas de contrat en tant que comédien en sortant de l’école, j’irai travailler ailleurs, ce n’est pas grave et ce n’est pas une fatalité. Avec de la patience et de l’humilité, les choses arrivent. « Tout vient à point à qui sait attendre », ça parait gnangnan mais ça marche. Je crois au destin et lui fais confiance.

 

 

« Mon rêve de théâtre : donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, la rendre aux personnes auxquelles on la confisque et ne jamais prendre la parole à leur place. » 

Lokman

©Lokman Debabeche
Nathalie Lannuzel©Anne-Laure Lechat

NATHALIE. Quand l’école des Teintureries fermera ses portes, dans une année, je sens que je reviendrai sur scène. Aujourd’hui, après 10 ans de direction artistique et pédagogique aux Teintureries, je ressens de nouveau l’envie de jouer, mais elle vient d’ailleurs. Mon rêve de comédienne n’est plus d’attendre d’être engagée par un grand metteur en scène. Si cela arrive, j’en serai ravie, bien sûr. Mais ce n’est pas le centre de mon élan. Aujourd’hui, je suis en train de réunir et synthétiser tout ce que j’ai appris, compris et métabolisé au fil du temps pour élaborer de nouveaux projets. J’aimerais laisser advenir quelque chose qui soit en résonance avec le théâtre d’aujourd’hui, partir de textes que j’ai écrit – et qui s’apparentent à des récits de vie-, et les mener à une forme scénique, lisible visuellement. J’aimerais dire cette parole, la vivre, l’incarner après l’avoir écrite, passée au tamis de multiples lectures. D’autre part, à côté de ma passion pour les mots, j’ai toujours développé la danse et le chant. La nécessité d’un engagement physique et corporel puissant est très présente. Avec le temps, je me suis libérée physiquement, j’ai développé des pratiques très personnelles pour me tenir éveillée dans ma vie et dans mon métier de directrice, avec la conscience qu’un jour, je reviendrai au plateau. Je reviendrai avec le corps et la vie que j’ai aujourd’hui, tels que je les ai « travaillés » et transformés, en m’”exposant” davantage. M’exposer dans le sens d’oser partager avec le public quelque chose de plus risqué, de plus inattendu, de plus frontal, en prenant des chemins moins détournés, ou sécurisés, ou balisés. Mais de manière reliée, avec un grand désir de collaborations.

 

Quelles sont vos rôles fétiches ?

LOKMAN. Parmi les rôles que j’ai eu l’occasion d’explorer, j’ai particulièrement aimé jouer Pitchik, un propriétaire terrien un peu paumé de La Cerisaie de Tchekhov. Il vient tout le temps demander de l’argent.

J’ai aussi aimé incarner une femme en jouant Médée.

Pour Les Envolées**** aux Teintureries, j’ai en tête de jouer le monologue Homk Salim (La Bêtise de Salim) de Abdelkader Alloula. Une pièce écrite en 1972, inspirée du Journal d’un fou de Gogol et qui s’inscrit dans l’Algérie contemporaine.

Quel plaisir particulier éprouvez-vous en tant que responsable pédagogique d’une école de théâtre diplômante ?

NATHALIE. C’est d’abord la réalisation d’un rêve de jeune femme. Quand je suis sortie du Conservatoire à 26 ans, parce que certains aspects m’avaient interrogée, je me suis dit : « un jour, je dirigerai une école ». Après mon expérience de deux conservatoires très différents, je voyais ce qui ne fonctionnait pas ou ce qui manquait à l’enseignement, avec une pédagogie trop systématiquement verticale et fermée sur soi. J’avais déjà des idées (et des idéaux !) pour faire pas forcément mieux, mais autrement, notamment dans le dialogue avec les étudiants, leur implication dans leur formation et les pratiques mises en avant.

Ma grande joie aux Teintureries – avec l’accompagnement d’Anne Mermoud Ottiger, directrice administrative de l’école – est d’avoir concrétisé une vision humaniste – ou du moins travaillé à s’en approcher -. Faire du théâtre certes, mais surtout apprendre à « être dans le monde avec les autres ». Sans sous-estimer l’exigence que cet art demande, bien au contraire, je l’inscris dans un ordre supérieur, c’est-à-dire plus large et qui le contient. J’encourage le développement singulier des jeunes acteurs – une forme d’individuation, selon la définition de C.G. Jung – en respectant totalement le creuset de la collectivité. L’idée est de se réaliser soi-même sans perdre de vue l’esprit de collaboration, en prenant soin de l’écosystème du lieu où nous agissons, ici l’école et le théâtre comme terre artistique. Or, la première écologie repose sur la mise en relation équilibrée de soi avec les autres dans un terreau particulier.

Le déploiement de cette vision passe par le choix des collaborateurs et par celui des étudiants, dans notre manière de les accueillir et de les mettre ensemble. C’est un grand bonheur quand, sur scène comme hors de scène, les jeunes comédiens ressentent qu’ils sont des êtres humains avant d’être des artistes, qu’ils osent sortir d’une posture qui les rassure.

Cette écologie passe aussi par la préservation de la diversité du théâtre dans une démarche qui relie observation à prospection. Pour chaque promotion, j’aime débusquer les artistes intervenants qui, de mon point de vue, excellent dans leur domaine tout en ayant le goût de transmettre et de partager. Ce sont des intervenants pointus et dont les particularités vont entrer en résonance avec un groupe spécifique d’étudiants. Tout récemment, pour donner un exemple avec la Classe 2022, Gian Manuel Rau a pu développer la dimension musicale de son travail sur Tchekhov, ce qui a aussi été le cas pour le GDRA qui a orchestré le spectacle de fin d’études dans un projet d’écriture de plateau.

Parlant de la diversité, j’ai été heureusement surprise de découvrir les choix complètement personnels qu’ont fait les étudiants sortants pour leurs Envolées**** présentées du 5 au 8 septembre aux Teintureries : Antigone de Sophocle, La Dispute de Marivaux, Inconditionnelles de Kae Tempest, et deux projets d’écriture de plateau qui interrogent le mouvement et la musique. C’est pour moi le signe qu’un libre choix se fonde sur la connaissance et le respect de la diversité.

Une autre grande joie vient des retours élogieux de metteurs en scène et directeurs de théâtre à propos des comédiens formés aux Teintureries pour leur attitude au travail, leur capacité d’improvisation, d’incarnation des situations et leur maîtrise des textes.

En tant qu’étudiant-comédien, quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?

LOKMAN. Quand les profs ne donnent pas de pauses (rires). Je rigole, mais c’est sérieux. Nous sommes des humains, nous avons besoin d’aller faire pipi, de boire un café ou de croquer un bout de chocolat. Le repos fait partie des besoins vitaux.

Dans toute formation, il y a des éléments qui te semblent inutiles ou avec lesquels tu n’es pas d’accord. J’en suis conscient alors je fais du “shopping”. Je prends ce que j’aime mais je ne prends pas tout. Par contre, je respecte tout ce qui est transmis car je ne veux pas gâcher l’expérience de quelqu’un d’autre. J’ai aussi conscience que ma première impression peut être faussée par mon trouble de l’attention hyperactif, alors parfois, je force ma patience pour éviter de passer à côté de choses passionnantes.

L’une des choses qui m’attriste est de constater que je suis le seul de la classe à être issu des quartiers. Je n’en veux à personne, c’est comme ça mais j’aimerais qu’il y ait d’autres jeunes comme moi dans ma classe, qui ont un parcours de vie similaire au mien, à qui je peux plus facilement me confier.

Une autre chose qui m’agace parfois est le snobisme intellectuel du milieu artistique. Je me souviens, lorsque j’ai commencé au Conservatoire de Fribourg, je ne comprenais rien et ne connaissais rien. La plupart de mes camarades avaient pris des cours, fait du théâtre amateur. Ils possédaient des bases que je n’avais pas. Un jour, l’une de nos profs m’a demandé « as-tu l’impression de ne rien savoir ? » Avec cette question, elle est venue me choper à l’intérieur de mon cerveau, comme si elle avait lu en moi. Je lui réponds qu’effectivement, je me sens largué par rapport aux autres. Elle m’a alors dit une phrase qui restera dans ma tête, mon cœur, mon âme toute ma vie : « tu ne sais pas rien, tu sais autre chose ». C’est simple, mais fort. J’étais en train d’oublier qui j’étais par envie de devenir comme les autres. Aujourd’hui, je ne souhaite à personne de se travestir, de se conformer à la mode, de devenir un clone. Je souhaite aux gens de s’affirmer dans leur personne, dans leur condition, leur histoire, leurs bonheurs et leurs malheurs.

« L’humilité est un mot-clé. »

Lokman

En tant que pédagogue-guide, quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?

NATHALIE. Plutôt qu’une difficulté, j’appellerais cela un enjeu et donc une perspective. Pour les raisons de diversité et de vision globale dont je viens de parler, je veille à désamorcer, chez les étudiants, la posture d’artiste. Je dois donc commencer par la mienne. Je veille à la reconnaître chez moi pour mieux la voir chez les autres et aider les étudiants à trouver d’autres voies face à la nécessité d’être reconnu et d’être valorisé dans ses choix. Je pense que cette posture est mue, entre autres, par le besoin de reconnaissance et la grande question de l’identité, donc par la peur de ne pas ou ne plus exister. Cette tendance a pu s’accentuer ou être plus visible durant le covid, ce qui se comprend parfaitement dans une situation de détresse. Néanmoins. Pouvons-nous lâcher ce qui a trait à la peur de disparaître, et regarder autrement notre désir – bien légitime – d’expression (ou de son manque), de puissance et même de pouvoir ? Tout reste toujours une question d’équilibre, d’articulation, de lucidité. On peut se saisir aussi de cette posture pour la transformer, la faire bouger. C’est l’enjeu et le questionnement que je mets au centre de mon dialogue avec les étudiants, de manière très franche, en respectant infiniment le creuset de la création. Je cherche juste à éviter l’imposture de la posture, j’aimerais qu’ils aient la force d’adhérer à l’insécurité, à l’impermanence qui va avec leur choix de vie, à oser la difficile question de l’utilité et de l’inutilité. Accepter que l’art peut aborder tous les problèmes sans prétendre les résoudre. On aimerait tellement, moi la première, avoir un impact sur les situations qui nous blessent, nous révoltent, et changer le monde… Et peut-être le faisons-nous par capillarité. Il est important de garder cet espace de réflexion qui, aussi concret soit-il, reste toujours aux abords des lieux des drames. Il me semble crucial de ne pas confondre notre métier avec les métiers sur le terrain même quand nous tentons d’amener les terrains brûlants sur nos plateaux de théâtre. Nous ne sommes pas au même endroit. Nous n’avons pas à l’être. Et quand les artistes ont pleinement conscience de cela ou savent s’impliquer des deux côtés sans les amalgamer, le miracle se produit. Je pense au spectacle Love d’Alexander Zeldin, exemplaire sur ce plan.

 

Quel serait votre théâtre idéal ? À construire s’il n’existe pas, ou à rejoindre s’il existe.

LOKMAN. Pouvoir ramener les gens de mon quartier au théâtre. Je suis convaincu que le théâtre a un pouvoir didactique incroyable. Dans le théâtre contemporain, je trouve que l’on s’approprie trop souvent l’histoire de personnes que l’on ne voit pas dans les salles de spectacle, et ça m’agace. Elles ne savent même pas qu’une pièce qui parlent d’elles existe. Soit elles ne sont tout simplement pas au courant, soit elles n’ont pas les moyens de venir, soit elles n’osent pas entrer. J’aimerais contribuer à désamorcer les idées préconçues qui rendent cet accès si intimidant. Parce que je viens de là, je sais que, dans l’imaginaire populaire collectif, le théâtre est perçu comme vieillot, joué par des acteurs en perruques poudrées qui déclament un texte incompréhensible. Alors qu’il se passe tellement de choses incroyables sur scène aujourd’hui… Concrètement, je pense qu’il faut prendre le problème à la source. Donner l’opportunité aux jeunes qui n’y sont pas prédestinés socialement de rêver, eux aussi, de théâtre. Le milieu de l’art est peu accessible aux personnes racisées, aux enfants de familles pauvres, ou étrangères. Il y a une distance d’office. Le meilleur moyen de les ramener au théâtre, c’est de former les rangs. Après l’école, j’aimerais faire de l’animation, donner des cours à des jeunes. Cela m’a beaucoup aidé quand j’étais en foyer fermé. C’est là que j’ai lu ma 1ère pièce : En attendant Godot de Samuel Beckett. Quoi, ça existe des pièces de théâtre en livre ? L’animateur nous stimulait : vas-y, fais ! Prends ! Lis !

Mon rêve de théâtre : donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, la rendre aux personnes auxquelles on la confisque et ne jamais prendre la parole à leur place. Restituer la parole. Intégrer des personnes concernées au processus de création.

Et aussi, penser à qui on transmet. Je pense à Contre-Enquêtes de Kamel Daoud mis en scène par Nicolas Stemann, un spectacle que j’ai adoré. Je suis allé le voir deux fois à Vidy. C’est une sorte de variation autour de L’Étranger de Camus qui parle de la Guerre d’Algérie. Le duo d’acteurs est puissant. Quand je vois ça, j’ai envie d’inviter mon oncle, mon père, tous les Algériens de Lausanne. Ça les concerne et pourtant je ne les verrai jamais dans cette salle. Ce n’est même pas le prix le problème car il y a des prix bas. Mais, à qui donne-t-on théâtre ? J’aimerais que davantage de personnes y aient accès. La culture en général, et le théâtre en particulier, sont de vrais moyens de partage, des moyen concrets d’apprendre sur les autres et sur soi-même. Pour une société c’est primordial : le droit de savoir, de connaître et d’apprendre.

L’humilité est un mot-clé. Dans les métiers de la scène, beaucoup de gens cherchent les éloges. Nous devons fuir l’arrogance, rester humbles et attentifs à ce que nous transmettons sur un plateau. La parole peut détruire, diviser, tuer. Elle peut rassembler aussi, toutes sortes de gens. Personnellement, j’ai envie de créer une mosaïque colorée, pas un monochrome.

NATHALIE. Si je commençais une vie scénique aujourd’hui, j’y intégrerais la danse, les danses, une corporalité immédiate, associée au langage scénique. Souvent, les gens me prennent pour une danseuse, cela me fait plaisir parce que cela raconte que j’ai la danse en moi et qu’elle se voit. Dans la manière de travailler, en tant que « fille de profs », j’ai toute ma vie eu le réflexe de chercher des maîtres – tout en me rebellant –. Je me tournais vers les autres pour combler un manque que je ressentais. Aujourd’hui, je n’ai plus ce sentiment de manque ou d’insuffisance mais j’ai gardé la soif d’apprendre. Mais autrement. Je souhaite mettre en place des projets qui débordent le cadre du théâtre et intègrent d’autres formes de recherche, de transmission, de création, basées sur des pratiques que j’ai acquises ces dernières années dans et hors des Teintureries.

« La parole peut détruire, diviser, tuer. Elle peut rassembler aussi, toutes sortes de gens. Personnellement, j’ai envie de créer une mosaïque colorée, pas un monochrome. »

Lokman

Quel rapport à votre image entretenez-vous ? Sur un plateau ? Hors plateau ?

LOKMAN. Je me pose énormément de questions à ce sujet actuellement. Il y a peu, j’ai désactivé mon compte instagram. Le rapport à l’image qui y est véhiculé ne me convient plus. Certes, c’est un bon moyen d’auto-promotion, mais c’est d’abord une façade où tout le monde parle sur tout le monde dans tous les sens. Je n’aime pas ça et je n’ai plus envie de ça.

La mise en jeu de l’image au théâtre c’est autre chose. Cela fait partie du métier de la gérer avec une distanciation professionnelle. Je trouve néanmoins important de conserver un pouvoir de décision dessus, de toujours vérifier le consentement. Et si l’on n’a pas envie d’être associer à un discours ou un univers théâtral, il faudrait se laisser la liberté de décliner. Car, au-delà de l’implication de mon image, j’ai également besoin de cautionner le message véhiculé sur le plateau. Pour rejoindre ce que je disais préalablement, je refuserais de prendre la parole de quelqu’un sur un plateau si je doute de ma légitimité à le faire.

Comme tous les comédiens à leurs débuts, je me demande si je suis bien. Même si c’est inconscient ou inavouable, la sincérité consiste à reconnaître que l’on fait aussi ce métier parce que l’on a envie d’être aimé. Nous avons tous besoin de reconnaissance mais j’aimerais m’éloigner le plus possible de ça. Gagner de la reconnaissance en utilisant l’histoire des autres ou de grandes causes, pour moi, c’est le début de la gangrène. Peu à peu, j’aimerais devenir une personne qui se montre peu. Ne plus du tout être sur les réseaux, mais juste apparaître au théâtre et au cinéma parce que c’est mon métier. Certains grands acteurs y arrivent. On ne les verra jamais s’exhiber à la télé. Personnellement, je ne veux pas me travestir. J’aimerais que l’on me prenne comme je suis et si je ne suis pas choisi, ce n’est pas grave.

 

 NATHALIE. La visibilité est longtemps restée compliquée pour moi. Mon histoire personnelle aurait dû me laisser définitivement dans l’ombre. J’ai voulu défier mes appréhensions et inverser le cours des choses en optant pour un métier de lumière. Malgré tout, je portais en moi la blessure d’une enfant pour laquelle il y avait danger à exister. L’œil de la caméra – qui va chercher en toi des choses que tu ignores toi-même – m’a longtemps été insupportable. Aujourd’hui, j’aurais beaucoup de joie à me laisser regarder, même révéler par la caméra, mais pendant longtemps, la peur est restée plus grande que l’envie. Du coup, j’ai eu très peu d’expériences de cinéma. Je le regrette car j’en aime le côté direct et percutant.

Il y aussi l’image qu’on veut donner. Mon 1er rôle au théâtre, à 17 ans, était magnifiquement douloureux. J’étais la sœur moche avec un bec de lièvre, jalouse de sa jolie petite sœur adulée. Dans la loge de maquillage, je m’affublais de ce bec de lièvre et je pleurais, mais j’ai aimé me jeter sur le plateau avec cette rage de vivre malgré tout. Car sur le plateau, même défigurée, je me suis toujours sentie belle, enfin à ma place, enfin libre d’être moi-même à travers tous les rôles que j’ai joués. C’était un sentiment intérieur, une adéquation. Contrairement à l’image que j’avais de moi hors scène. J’ai longtemps eu peur qu’on me trouve laide. J’aimais être photographiée mais je n’aimais pas mon image. Aujourd’hui, je suis plus tranquille, en paix avec moi-même et avec mon passé. Et heureuse d’être là où je suis. Cela a été un long parcours, démêler les fils, trier, apprendre à dire non, reconstruire. Pour éviter de sombrer, enfant, j’ai choisi de décoller, d’aller vers le haut pour regarder les choses sous un autre angle. Et puis j’ai pu redescendre. J’ai décidé de dire « oui », oui à ma présence au monde et à ma vie telle qu’elle est. Le oui m’a permis de sortir de la victimisation, de l’attente d’une réparation extérieure. C’est une responsabilisation qui me libère incroyablement. Je pense donc être plus sereine face à ces aspects de notre métier, l’image, la visibilité, la présence sur les réseaux sociaux. En ce qui concerne les réseaux, je suis très discrète pour l’instant. J’attends d’avoir des événements professionnels concrets à partager, la sortie d’un texte, une mise en scène, un spectacle auquel je participe, un projet que je mets sur pied. En attendant, je cultive la confiance.

 

* Mektoub : formule exclamative arabe, que l’on traduit par : «c’était écrit». Le destin de l’homme fixé par Dieu, chez les musulmans

** ESAD: École Supérieure d’Art Dramatique, Lausanne

 *** CNSAD : Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. 

**** Les Envolées : spectacles portés par les élèves sortants des Teintureries qui marque leur transition entre l’école et leur vie professionnelle à venir. Les Envolées offrent aux étudiants un champ d’expérimentation personnel et librement choisi.