Olivier Lafrance, entretien avec un vampire
FATAL(E)S/ACTE 4 A part l’amour et la mort, qu’est-ce qui compte vraiment? L’art – le théâtre en particulier – oscille volontiers entre les deux. Laure Hirsig a suivi Eros et Thanatos dans les loges.
Personne ne l’ignore, il est fatal le coup du sort et tout ce qui prend vie, un jour s’évanouit. Cette loi règne sous les projecteurs aussi, qui rendent le plateau à la nuit, une fois le spectacle fini. Éros et Thanatos s’y affrontent ? S’y accouplent ? La confusion règne tant leurs étreintes sont ambiguës. En forces contraires et complémentaires, les deux font la paires et quelques bras de fer, puis restent main dans la main pour mieux sceller nos destins. Vie & Mort – compagnes obstinées – vont telles deux victorieuses jumelles, tour à tour perdre puis gagner, repoussant à jamais la belle. Fin de partie ou partie fine, la mort serait la plus coquine ; celle qui manie les dés pipés de la vanité au moment du dernier lancer.
Photo page d’accueil: Tashko Tasheff
© Marc Vanappelghem
D’abord, il vous fait tourner la tête à 360° pour une visite virtuelle de son antre. So british, le style Lafrance. Épinglés au mur, James Bond et Frankenstein. Une étagère plus loin, une maquette de Christine – la voiture tueuse de Stephen King et John Carpenter – bat des phares comme des cils. Beauté et monstruosité se font face, cinéma et théâtre du gringue dans ce cabinet des curiosités, où bateaux ivres, livres, totems et marottes forment un espace érudit. Ici, tout est luxe, calme et vanités. Le domestique, composé comme une nature morte-vivante, évoque grandeur et finitude humaines.
Filtrée par des rideaux rouges choisis par Madame, une lumière de braises ensommeillées nimbe l’espace. Touche incendiaire pour choc thermique quand apparaît l’animal à sang froid. Olivier est un iguane ; capable de figer tout signe ostensible d’activité vitale, au profit d’une observation intense. Viser sans sourciller, réfléchir sans frémir, bondir sans prévenir. Grâce à son troisième œil – pinéal chez la bêbête à collerette – il adapte sa météo interne, son costume et jusqu’à son rythme cardiaque au texte comme au contexte. Bien qu’affichant le flegme, la gueule et les épaules pour porter des figures historiques gros calibre – Calvin, Trotsky, Staline – il avoue son faible pour les personnages de fiction. Austères, décadents, amoureux ou suicidaires, il construit ses caractères sans chercher à plaire.
Son apparition « en creux » dans Blessures au visage de Howard Barker, mis en scène par Pascal Gravat, motive mon désir d’entretien. Je n’avais jamais vu le néant s’incarner, ni le vide danser. Vêtu d’un costume intégral noir, sa silhouette muette trouait l’espace, vampirisant le réalisme à vue.
Amateur d’armes et de littérature, Olivier Lafrance semble tout droit sorti d’un roman d’espionnage de John Le Carré ou d’une nouvelle de Lovecraft ; visage en lame de couteau et regard aiguisé pour avis tranchés. Ado, il auto mutile son œuvre littéraire, disparue dans un grand autodafé et, quelques années plus tard, jette son dévolu sur la série SF La Quatrième dimension, comme obscur objet de sa première création scénique. Tout son univers est tendu entre polars, histoire et bizarre. Celui que j’imaginais taiseux sérieux, se révèle un gentleman volubile qui manie le second degré avec autant d’habileté que le verbe. Imperceptiblement, le jour décline. Au moment d’éteindre l’enregistreur, je distingue à peine mon interlocuteur, patiemment avalé par la nuit.
Crédit: Laetitia Lafrance
Où puiser l’inspiration pour incarner la mort ?
Nous avons tendance – parce que c’est ainsi que nous l’avons appris – à chercher l’inspiration dans ce qui est dit. Ce principe, comme n’importe quel outil, s’use. Tout est dans le texte, oui ; mais au sens propre. Un texte, surtout de théâtre, est littéralement rempli de blancs. Les choses dites m’importent dans un second temps ; j’aborde mon personnage d’abord à travers celles qui ne le sont pas.
Adepte du principe de difficulté, je cherche aussi la résistance, mais pas la pénibilité. Que ce soit en matière de jeu ou de mise en scène, la souffrance ne m’a jamais semblé un bon guide. Si le metteur en scène doit faire mal aux acteurs pour que quelque chose sorte, c’est qu’il fait mal. La douleur s’utilise dans les rapports de pouvoir ou les interventions policières, mais n’a aucune utilité artistique. La performance de la douleur mène à l’exhibition, qui, à mes yeux, est l’exact opposé du travail de comédien. L’acteur se donne au spectacle, pas en spectacle. Exposer ce qui est réservé à l’intime est une pratique onaniste. Un comédien porte du tissu, au sens figuré. J’ai joué nu dans Huis-Clos de Sartre, monté par Elidan Arzoni. Nous étions morts et nus. Paradoxalement, j’ai compris la notion de costume sur ce projet. Je suis un acteur de composition, qui choisit son habit et son « masque ». Si je dois jouer sans costume, je choisis quel corps nu être sur scène, qui n’est pas celui de mon intimité. Je comprends quand les acteurs de porno disent qu’ils font du « faux ». L’acte sexuel est vrai, mais ce ne sont pas vraiment eux au lit. Il y a dissociation. La théorie de l’identification qui encourage à aller puiser l’inspiration dans son vécu me laisse dubitatif. L’intimité théâtrale ne peut se réduire au reflet d’un ego, elle se compose en tant qu’intimité commune, comme un bien commun. La mort, a fortiori, nous est commune. Dans Blessures au visage de Howard Barker, nous avons créé « L’Homme noir » avec Pascal Gravat comme un vrai vide, un personnage en creux. L’incarner supposait pour moi de me maintenir dans le neutre absolu, dans la vacuité et le calme. Bien qu’il ne soit pas un être vivant, cet homme accomplit des actions ; notamment celle de tuer.
Dans Le corps infini, de René Zahnd, mis en scène par Françoise Courvoisier, j’interprétais Guy ; un bourgeois qui rêve d’écrire sans passer à l’acte, frustration que je comprends bien, ayant moi- même écrit dans une vie antérieure. Pour ce rôle, je me suis imaginé un Bernard-Henri Levy raté, un vrai connard. Sa pire tare est de battre sa femme Alice, interprétée par Patricia Mollet-Mercier, que j’adore ! Je détestais d’autant plus ce type que j’admirais mes partenaires Alexandra Tiedemann, Vincent Ozanon et Patricia. Le couple à bout de souffle, entraîne mon personnage à sa chute, car il se révèle suicidaire. Dès que Guy se taisait, après chaque réplique de cet odieux personnage que j’incarnais, je respirais : « Ouf, les autres sont là : eux, ils sont beaux ». Nourrir un personnage haïssable représente une difficulté enrichissante. J’ai cherché, comme un violoniste, la corde sensible pour tenir jusqu’au moment charnière où tout se brise, comme dans les films d’action… Tu vois Julian Moore qui tombe sur une vitre dans Jurassic Park ? En faisant vibrer cette corde là, tu passes sous le mental du public et sous le tien pour trouver une réponse animale. Le comédien dit alors ce que tait le personnage ; ce qui l’anime, dessous.
Interpréter Calvin m’a confronté à la mort sous l’angle de la perte. Ce qui me réconciliait avec ce personnage était précisément son bébé mort. Je ne suis pas père mais peux m’imaginer cette terrible épreuve. Contrairement à « L’Homme noir » pour lequel j’ai cherché une stabilité immuable et inhumaine, Calvin m’a permis d’explorer une difficulté humaine : celle de dire, au sens propre. J’ai cherché, dans la fatigue, une voix pour dire le désarroi de la perte. La voix que tu as quand tu perds ton bagage après 18h de vol, ta voix au desk de l’aéroport pour indiquer la couleur de ta valise. À ce moment-là, tu transmets des infos concrètes dans un état modifié par l’épuisement. Tu n’es plus dans l’ornement ; il y a trop d’adversité. Tu luttes pour parler. Cela créé des fêlures et des harmoniques que j’ai trouvé adaptées au deuil de Calvin.
“Le dernier quart d’heure, fractal, semble augmenté de micro-temps, comme quand tu zoomes sur un flocon de neige. Mon moment favori est l’après, celui où je peux redevenir invisible après avoir été visible. Bien sûr, je joue dans la lumière, mais c’est un jeu. L’endroit où j’existe personnellement, c’est l’obscurité.“
On dit que le théâtre est l’Art de l’éphémère, quels sont vos juste-avant et juste-après la représentation ?
J’imagine qu’il y a trois catégories d’acteurs : les acteurs de plateau, de foyer et de loges. Les acteurs de plateau s’ennuient souvent en répétitions, tenaillés qu’ils sont par l’impatience de jouer devant le public. J’aime l’exercice du plateau, j’aime entendre les autres jouer avant d’entrer en scène et ne suis pas particulièrement traqueur une fois que j’y suis. C’est mon côté reptile : je n’ai pas peur parce que je sais qu’il ne va rien se passer de grave (rire). Je vais monter avec d’autres personnes sur une scène. Des gens vont nous regarder.
Les acteurs de foyer aiment quand la représentation passe vite, puis ils désertent les loges pour rejoindre le public au foyer. Il m’a fallu des années, l’aide de ma femme Laetitia et de mes amis pour que je sorte des loges après les représentations. Le foyer ne m’éclate pas. Si le public a aimé, il va être content. Cela me suffit ; je n’ai pas besoin de preuves de sa satisfaction car elle lui appartient. Quant aux collègues ou connaissances ; ils seront joyeux s’ils ont aimé, mais gênés si ce n’est pas le cas. Après avoir joué, il me reste peu d’énergie et j’aime rester en basse tension. Je ne suis pas d’un tempérament festif.
Restent ceux pour lesquels les meilleurs moments sont back stage, les juste–avant ou juste–après. J’appartiens clairement à cette catégorie. Dans ces silences, se trouve le véritable sens de ce que tu viens de faire. L’agitation du foyer t’en dépossède. Pour que se fixe le souvenir du jeu, il faut qu’il descende lentement, comme un sédiment ; c’est une couche que tu fabriques. J’aime les temporalités élastiques et relatives de ces avant et après. Pendant l’heure qui précède la représentation, tu bascules dans un autre temps ; celui du compte à rebours des annonces « 60 minutes, 45 minutes… ». Le dernier quart d’heure, fractal, semble augmenté de micro-temps, comme quand tu zoomes sur un flocon de neige. Mon moment favori est l’après, celui où je peux redevenir invisible après avoir été visible. Bien sûr, je joue dans la lumière, mais c’est un jeu. L’endroit où j’existe personnellement, c’est l’obscurité. Petit, j’aimais me cacher dans les valises. Je disais aux amis de mon père en visite « Tu peux m’emporter », non pas que je voulais changer de famille mais juste pour le plaisir de me cacher. Je me planquais aussi dans le coffre de la Berline de mon père ; je me terrais là, dans ce noir confortable, sans que l’on me voie. Le retour chez soi dans la solitude d’après permet de percevoir les villes la nuit. Il est minuit, il fait noir, tes sens captent en large spectre, après avoir fait le focus sur une scène où rien n’existe dessous, dessus, derrière. Genève est une ville de théâtre parce que Genève est un décor, vide. C’est l’univers des espions, de Stephen King et John Le Carré.
Le plaisir de jouer est-il fantasmatique? S’apparente-t-il à une “petite mort”?
C’est l’une des raisons pour lesquelles je fais du théâtre. Enfant, j’hésitais entre trois métiers : écrivain, comédien ou psy. Le nombre d’années d’études requises pour devenir psy m’a aidé à trancher. Restait écrivain ou comédien. À 11 ans j’écrivais mes premières histoires. Ado, je me suis lancé dans l’écriture d’un roman fantastique. Je séchais les cours pour m’y consacrer corps et âme. J’éprouvais un plaisir sensuel dans ce rapport de création non dilué ; un shoot incomparable que je n’ai jamais ressenti depuis, pas même en tant que comédien ou metteur en scène. L’écriture assidue a rendu le monde inventé plus attirant que le monde réel. La magie résidait dans le fait de créer, en saisissant un stylo, un univers “vivant” ; tu le visualises, tu peux tourner autour, te déplacer dedans. Au théâtre aussi, on fait de la magie, mais nous en parlons peu car nous sommes devenus cartésiens. En plus d’être devenus rationnels, nous voulons être directement politiques, comme si nous avions oublié qu’à l’origine le théâtre ne fait pas de politique, mais consiste à parler avec les dieux, les représenter et à intro-céder auprès d’eux. L’écriture t’érige au rang de démiurge d’un système complet dont tu inventes les dieux et les mythes, mais, dans la réalité, tu es un élève au cycle (rire). Le sentiment de puissance qu’apporte l’écriture est unique, mais le mien se développait sous l’œil de Thanatos, en dehors de la vie. Lorsque cela est devenu trop envahissant et dangereux, je me suis contraint à une désintoxication radicale : un autodafé. J’ai brûlé la moitié des mes écrits. Mon sevrage du premier choix (l’écriture) a profité au deuxième (le théâtre). Écrire, me suis-je dit, je pourrai toujours y revenir, mais comédien, je dois apprendre. Je n’ai plus jamais écrit, par peur de ne plus y arriver. Quand tu as arrêté de boire, tu ne réessayes pas pour voir si tu arrives à boire normalement…
Mon rapport à l’écriture relève de l’excès. Le plaisir hédoniste de fabriquer un objet avec ton nom dessus et ton histoire dedans est indéniable. Le livre existe indépendamment et au-delà de toi. Il te survit, mais peut aussi te dérober à la vie. Une autre partie de moi a donc choisi de s’ancrer dans le réel. Je voulais aimer de vraies personnes pas des personnages. Je voulais que l’on m’apprécie moi, pas mon bouquin. Alors, j’ai pris un virage et me suis dirigé vers le plateau. Je me suis éloigné de Thanatos pour me rapprocher d’Eros. Si j’étais devenu un auteur, je n’aurais été que mon nom. En tant que comédien, je peux expérimenter d’autres hypothèses de moi-même. Au lieu d’engendrer des vies fictives à l’extérieur de moi, je les incarne donc les ressens. Quand j’écrivais, j’avais fini ma vie avant même de l’avoir vécue ; j’étais vieux avant d’être jeune. Le théâtre te maintient en lien avec l’enfance. J’ai choisi ce métier car je n’ai qu’une vie et aspire à la vivre pleinement.
Adolescent, brûler vos écrits a été initiatique?
Inconsciemment. J’ai détruit mon travail d’écriture pour revenir à la fiction en empruntant un autre chemin, théâtral. Montrer la vérité du monde à travers l’art, c’est se tromper d’outil. Tu ne peux pas créer une fiction du réel, dans une convention théâtrale. La politique est devenue un spectacle, avec ses effets d’annonce et la pensée magique néo-libérale. Cela ne signifie pas que chaque spectacle doit, en retour, devenir politique. Au lieu de prendre de la distance pour porter un regard critique sur le monde, le risque est l’effet zoom sur sa laideur. Le premier gros plan, c’est la démarche du metteur en scène qui explique le deuxième gros plan sur l’identité de l’acteur. Le geste politique en soi est relégué au troisième gros plan. Comme à travers un microscope, tu vois une myriade d’acariens super moches, au lieu de voir le sublime tapis afghan. Tu regardes un détail qui ne t’aide pas à vivre mieux ni à réagir. Cette information tu vas devoir l’intellectualiser si tu veux rallier le micro au macro.
Le risque de la politisation du spectacle est de faire du comédien et du plateau des outils au service d’une idéologie, souvent superficielle. Tu t’éloignes du personnage et entretiens, parfois involontairement, uniquement la dimension voyeuriste de la scène.
“Ne réduisons pas la fonction du théâtre à l’interrogation du réel“
Comprenez-vous que l’on veuille mourir sur scène? Quel pourrait-être votre fer de lance ou votre cheval de bataille ?
Je ne trouve pas qu’il y ait de beauté dans le suicide artistique. En passant de l’écriture au plateau, de la création totale à l’incarnation, j’ai compris que nous ne sommes qu’une masse et un poids. Nous sommes mortels. Nos capacités, mentale et physique, sont limitées. Ceci dit, sans aller jusqu’à mettre mon diagnostic vital en jeu, je suis prêt à beaucoup pour défendre la fiction. Notre mission de comédien, en tant qu’acteur d’un service public et social, consiste à raconter des histoires. La catharsis, la possibilité de projection dans un personnage, le divertissement consistant à penser à autre chose puis revenir aux problèmes avec un regard modifié, tout cela n’est pas seulement l’une des branches de l’art théâtral, c’est son tronc ! Dire le contraire est aussi faux que d’affirmer que les hôpitaux sont des entreprises comme les autres. Appliquer une telle pensée est suicidaire. C’est l’épreuve du réel de Marx. La pandémie de covid-19 montre que l’explosion subite de patients sature très rapidement les hôpitaux.
Ne réduisons pas la fonction du théâtre à l’interrogation du réel, sinon les théâtres deviendront des bâtiments vides. Des individus s’y rendront pour voir ce qu’ils savent déjà : le réel et le médiatisé. Nous avons appliqué le fonctionnement économique des galeries d’art aux arts vivants. L’objectif consiste à faire le buzz avant l’expo et évènement le soir du vernissage. Ainsi, une poignée de journalistes et de professionnels relaient l’information. Peu importe qu’ils soient représentatifs ou pertinents, pourvu qu’ils soient influents. L’argent est investi dans l’engraissage des relations, l’entertainment, les boissons et les petits fours de l’inauguration. Comment un théâtre ose demander aux metteurs en scène de réduire les distributions, ou son empreinte écologique tout en augmentant son budget de communication et son parc informatique ? Ces dernières années, je constate une tendance de l’art vivant à se faire le miroir de la société sans vraiment l’interroger, juste en lui renvoyant son exact reflet. Bien loin de bousculer les certitudes, cette posture les encourage. Au même titre qu’au Moyen-Âge, le peuple allait mater les exécutions, ou les riches laver les pieds des pauvres une fois par an pour se donner bonne conscience, nous sommes soulagés par la mort du nain du cirque Knie parce nous ne savons pas s’il faut le regarder ou non. Prétendre montrer la vérité qui dérange ? Mais merde ! La vérité ne dérange pas, elle existe ! Elle ne nous laisse pas le choix. Ce qui est important, c’est l’histoire qu’on raconte à partir d’elle. Pendant le confinement, j’ai écrit une phrase : « à trop donner de leçons, on oublie d’apprendre ».
Raconter des histoires développe la capacité d’empathie, qui seule te permet la projection dans une autre vie que la tienne. La fiction va de pair avec la conviction que toute vie a une valeur et des spécificités. Elle représente une cause capitale pour moi et permet aux gens d’arrêter de regarder les exécutions publiques, les monstres et la télé-réalité pour se distraire. Quand Marx dit « la religion est l’opium du peuple », il sous-entend que le peuple souffre. Pour le soulager, il faut bien réfléchir à ce qu’on va lui donner à la place. La fiction développe l’empathie, sans laquelle le projet social meurt. Diviser pour mieux régner, est une hérésie. Au final, tu ne règnes plus sur personne. Les artistes ont envie de réfléchir hors du réel en se dirigeant vers la fiction, la BD, les contes, la mythologie, la science-fiction et les super-héros. Le public aussi. La fiction est mon cheval de bataille. Elle doit être défendue, en dehors des genres et des modes.
Le plateau, Enfer ou Paradis?
Au Paradis, tu n’es pas en danger. Y règne l’absolue sécurité. Tu ne peux pas y mourir une seconde fois et t’y vois donc promis à une forme d’éternité heureuse. En Enfer, tu n’as de contrôle sur rien. Sans défense, te voilé menacé du pire. L’Enfer est une torture.
Pour moi, le théâtre est un rêve, plus ou moins bon ou mauvais. Le plateau et le rêve ont le décor en commun. Le plateau contient l’espace-temps du rêve, c’est pour cela que, quand tu y navigues, tu dois rester très conscient. En effet, ce que tu vois là ne fait pas forcément partie de la réalité. Il faut être ultra lucide pour pouvoir t’abandonner, tomber de haut sans avoir le vertige, lâcher prise sans prendre de danger. Pour éviter l’affolement, tu dois être conscient que tu es pris dans un rêve.