“Il faut rester punk dans l’âme”

Cherchez l’enfant. Avec Frédéric Polier, pas besoin de fouiller trop longtemps. Acteur, metteur en scène, raconteur d’histoires et tricoteur de fictions, celui qui fut un Cyrano mémorable continue de croiser le fer pour un théâtre généreux et rebelle.

En ce moment, à l’instar des peintres qui ont leurs périodes, il est en phase “Castorf”. Comme le metteur en scène allemand, Frédéric Polier fait feu des énergies les plus contradictoires. Mais Langhoff aurait pu faire l’affaire. Ou Lupa. Ou Chéreau. Il suffit de plonger la main dans sa besace : ils sont tous là, compagnons d’un jour ou de toujours. A côté des guitares, des livres et des dieux ouraniens. Ce n’est le bordel que pour les autres. Frédéric Polier, lui, sait quel ordonnancement est à même de le restituer dans son entier.

Quand il a su qu’il allait diriger le Théâtre du Grütli, il y a 8 ans, il a déclaré : « Il va falloir apprendre à dire non ». Il n’a jamais appris. Les enfants sont à la fois indociles et honnêtes. Si la bonne intention est restée lettre morte, c’est qu’il voulait dire « oui » à tous et à tout. Oui au théâtre qui revisite les classiques, oui aux insolents qui le bousculent, oui aux auteurs et aux formes. Oui, enfin, à tout ce qui peut faire spectacle sans s’embarrasser de postures. Je le sais, j’y étais. Encore sous le coup d’un « Maître et Marguerite » qui, en flots savamment irrigués, épuisait l’hypothèse théâtrale du chef-d’oeuvre de Boulgakov.

“Mon père est un grand clown naturel, contrairement à moi”  LDD

Des années plus tard, le chat Béhémoth a cédé la place au Grand méchant Loup, dans des « Chemins de sang » brésiliens qui ont drainé les foules à L’Alchimic (Carouge). Ce qui n’a pas changé, c’est la gourmandise pour les univers baroques et déjantés. Des univers qui collent bien à son âme de « punk » teintée de bonhommie helvétique. Avant d’avoir de la Suisse dans les idées, c’est aux pieds de la Cordillère, là où la famille s’était installée, que Frédéric Polier s’est enflammé pour la scène. Le Chili est un pays de volcans et de tremblements de terre. Tout y est sismique, même le théâtre chilien qui « décoiffe », comme l’a écrit un jour Le Monde Diplo. « Le premier truc que j’ai vu, c’est une adaptation du “Magicien d’Oz”, avec une équipe de Chiliens qui tournaient beaucoup. Parce que le théâtre était très vivace à ce moment, juste avant Allende. Il y avait des festivals de théâtre amateur et ma mère a mis en scène et gagné un prix. J’ai aussi vu mon père jouer L’ours et de la demande en mariage en espagnol. Mon père est un grand clown naturel, contrairement à moi : moi, je dois travailler, lui n’en a pas besoin. Je l’ai vu faire rire 700 personnes sans rien faire ».

Ne rien faire, ce n’est pas son truc à Frédéric Polier. Face à un public, il abonde en anecdotes, multiplie les digressions, remplit les vides de citations d’auteurs. Le suivre réclame un bon GPS. Son véhicule le plus sûr reste alors son personnage. Là, il sait où il va. « Mon plus grand plaisir, c’est d’être comédien, explique-t-il. Etre metteur-en-scène, c’est un plaisir plus diffus. On le mesure un an après, quand on pense au spectacle que l’on a fait». Des spectacles, justement, il y en a eu ! Et avec eux quantité d’auteurs. Shakespeare, toujours à proximité, mais aussi Tabori, Valletti ou encore ce diable de Rafael Spregelburd, dramaturge adepte de la physique quantique appliquée au texte. Et tout cela constitue « un théâtre capable de toucher tous les hommes, profond et poétique », ainsi que le revendique Frédéric Polier. Avant de citer Koltès : « Le théâtre, c’est le contraire de la vie, mais j’y reviens toujours et je l’aime, car c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vraie vie ».

Dans la vraie vie, Frédéric Polier observe. Mine de rien. Les tics de langage des uns, les petits rituels des autres. Ou les caissières. « Je fais un casting de caissières, s’amuse-t-il. Pour aller vers celle qui m’intrigue le plus. Au Grütli, on a accueilli cette pièce de Lothar Troll montée par Julien Schmutz, avec ces caissières qui dérivent au fil de leurs fantasmes… Encore une génération d’auteurs passionnants et qui passent un peu aux oubliettes. Mais il y a eu des purgatoire pour Camus, Sartre et puis on les a ressorti. Une des premières pièces que je voulais monter c’était “Caligula”. Au collège, j’ai tout fait pour mener ce projet à bien. J’ai réalisé tous les plans, comme je ne fais plus maintenant. Je me suis trouvé très professionnel à ce moment-là, avec des horaires et tout, et puis quand je me suis rendu compte que le texte ne me rentrait pas dans la tête, je me suis dit : c’est peine perdue. Après, j’ai écrit ma propre pièce. Il y avait tout le monde dans ce texte : les trois sorcières de Macbeth, Nefertiti, Toutankhamon et Ramsès II. Il y avait Ivan le terrible… tout allait par trois. Et Jésus Christ qui avançait avec un point d’interrogation géant. Et le choeur de la tragédie grec c’était Alpha Beta Gama… Je ne l’ai jamais fini ».

Faire théâtre de tout

Si certains projets avortent, le désir et la curiosité ne s’émoussent jamais. « Il faut se surprendre soi-même, poursuit le metteur en scène. Une vie ne suffit pas. Parallèlement, je suis musicien. C’est un peu mon équilibre, la musique : c’est là où je me stabilise. Tout en étant multi-instrumentiste, je me concentre de plus en plus sur la guitare, parce que je ne veux plus me disperser. On peut déjà se disperser entre les différentes guitares. Comme je dis, le week-end prochain j’apprends l’hébreu et l’arabe et en même temps le violoncelle. C’est un gag mais ça exprime quelque chose. Oui, j’ai la chance que ce moteur intérieur ne s’arrête pas. Mais c’est vrai que je peux très vite m’enthousiasmer: « Ah ! Les champignons, c’est passionnant ». Alors je vais acheter un livre sur les champignons. Faire un spectacle dessus, me dire que c’est important, incontournable même. C’est une maladie. Un moment, j’ai du arrêter. Il faut une colonne vertébrale, comme ces auteurs russes qui proposent une histoire et puis qui en emboitent plein d’autres dedans… »

Faire théâtre de tout, telle pourrait être la devise de Frédéric Polier. Avec cette conviction qu’il s’agit aussi de faire théâtre pour tous. « Ce qui manque peut-être, c’est une parole plus importante du public. Les spectateurs restent la partie la moins consultée au niveau de la politique culturelle. On a laissé beaucoup de poses universitaires… Mais le spectateur, on n’est pas loin de s’en foutre. On ne l’entend pas beaucoup. Je sais qu’il y a des amis de tel ou tel théâtre, des fidèles qui suivent le travail, mais j’ai un soupçon : malgré les grands discours sur le désir de faire venir du monde au théâtre, il y a aussi celui de ne pas faire venir n’importe quelle classe sociale. On aime bien en parler sur scène mais on n’aime pas forcément que ces gens soient dans la salle. Du coup, j’entends quand même toujours ces vieilles phrases, genre « je ne vais pas au théâtre, ce n’est pas pour moi » ou « c’est trop cher », etc. C’est un peu désolant. D’où le plaisir d’aller jouer Céline dans les cafés, projet que je continue de mener, jouer dans différents endroits, aller à la rencontre de l’autre. C’est aussi un fondamental ».

Et parmi ces fondamentaux, Frédéric Polier n’oublie pas la mémoire. Archiviste de son art, il s’emploie à capturer les traces, saisir ce qui s’est joué à tel ou tel instant, avec la volonté de constituer un patrimoine à partir de l’éphémère. Souci des ancêtres, oui, qui se décline aussi en mémoire vive. « Là, j’aimerai faire quelque chose sur les futurs cacochymes, les dinosaures. Quelque chose d’un peu décadent, d’un peu voyou. Parce que j’en connais des voyous de plus de septante ans. Comme dit Philippe Muray en parlant des jeunes, des mutins de Panurge ». Après tout, c’est de saison, présenter ses meilleurs vieux…

 

“On met une croix sur les classiques”

C’est sans doute lié à ton enfance, mais tu te montres très sensible à l’univers des auteurs d’Amérique du sud ces dernières années…

J’ai eu ma période russe aussi. Il suffit que tu fasses deux spectacles de suite, un Boulgakov et un Dostoïevski, et on t’associe aux Russes. Après tu as ton fantasme élisabéthain, tu reviens à Shakespeare de toutes les manières. En Amérique du sud, il y a le réalisme magique (Garcia Marquez), mais Pellegrini et Spregelburd ne sont pas des auteurs spécifiquement américains. Par contre ils ont une grande liberté parce qu’ils ont une profonde connaissance dramaturgique, ils savent ce qu’ils écrivent…

Ici, on a le sentiment d’être plus ancré au sol, à quelque chose de concret…

Peut-être alors faudrait-il creuser la dimension fantasmatique suisse, au-delà des histoires politiques. Peut-être même mélanger les deux : prendre un mythe venant du fin fond d’une vallée valaisanne, à la Corinna Bille, et brasser ça avec la sorcière de Glaris et rassembler le tout dans une sorte de malédiction… De manière générale, au théâtre, le réalisme ne m’intéresse pas beaucoup.

Rafael Spregelburd, dont tu as monté “La Terquedad” et “La Paranoïa”, va même jusqu’à emprunter les codes de la science-fiction… 

Oui. La science-fiction, qui à l’époque où je lisais Ray Bradbury me paraissait impossible à adapter à la scène, semble maintenant avoir de belles perspectives.

L’un de tes chevaux de bataille, c’est l’emploi, ce dont témoignent tes distributions souvent conséquentes…

Ce qui m’étonne toujours, c’est qu’à l’Opéra on ne discute pas de la taille du projet. On ne décide pas pour des raisons budgétaires d’enlever une walkyrie ou d’enlever un personnage… Bon, ce n’est pas tout à fait vrai, puisque même l’opéra s’est adapté à de petites formes. Mais il y a toujours l’institution qui permet de monter les grandes projets. Au théâtre, en ce qui concerne les classiques, c’est vrai que l’on met une croix dessus. Il y a des classiques de théâtre que l’on ne pourra plus monter, du moins tels qu’ils sont écrit. Si on prend Schiller ou Shakespeare, on se débrouille à onze et puis à moins, parce que l’on commence à savoir comment faire. Pourtant, c’est magnifique de voir une rangée de 15 personnes qui saluent. Je ne sais pas qu’elle est la bonne méthode, le système allemand, les ensembles… Des méthodes hybrides, comme les voitures.

Tout théâtre est-il politique?

J’ai de la peine à croire que ce ne soit pas un art profondément engagé. Si ce n’est pas politique, c’est physique. Le fait d’aller sur scène est déjà politique, même si ça peut être tout à fait discutable. La sueur que l’on y met… Je crois assez à ça, qu’il y a un investissement, qu’il faut aller jusqu’au bout…  Il faut se trouver soi-même là-dedans.

Est-ce que le débat, aujourd’hui, est à la hauteur des enjeux?

Je pense qu’il a longtemps existé par le biais d’une idéologie. Le marxisme, le communisme… il y avait une dialectique importante là autour. Maintenant, ça va peut-être passer par autre chose. Mais c’est vrai que ce n’est pas tellement prégnant. Il y avait une génération, avec notamment André Steiger…. Peut-être que quelque chose de cette période théorique a fatigué une autre génération. Nous, nous sommes la génération X, celle d’un entre deux. Nous avons subi les grandes théories d’un côté et maintenant nous subissons autre chose, qui relève plus du dogme, de l’autre. Là, je me sens un peu, entre guillemet, libéré de ça, du moins à l’intérieur de ma boite crânienne. Après, il y a assez l’envie de re-théoriser ça, d’appeler un chat un chat : pourquoi on fait ça, pour qui, comment on le paye ? Est-ce qu’on va au théâtre ou regarder Netflix ? Là je relisais un vieux bougre, Léon Bloy, caractériel mais néanmoins touchant, dans la même constellation que Péguy: c’est intéressant, un peu terrien, il y a quelque chose de presque rassurant, de nourrissant en tout cas. Parce qu’à un moment il écrit à propos de l’enthousiasme que c’est “une rage de vie supérieure et un divin mécontentement des conditions inflexibles de la vie normale”. Et j’aime comme il en parle, parce que l’enthousiasme, c’est essentiel.