Michel Vinaver: homme de l’être

Dramaturge et écrivain, ancien directeur de Gillette, Michel Vinaver aura savamment décortiqué le capitalisme et le monde de l’entreprise afin de mieux en révéler les rouages. Ironie du destin, il disparait un 1er mai, jour de la Fête du travail.

“11 Septembre 2001” de Michel Vinaver, dans une mise en scène de Pierre Dubey, au Tamco à Genève (ainsi que page d’accueil)  © Christoph Lehmann

L’une des dernières fois où l’on a embarqué à ses côtés, c’était au Tamco (Genève) à bord d’un vol anthropophage dont le metteur en scène Pierre Dubey maniait avec virtuosité les commandes. Une fois encore, au travers de L’ordinaire, Michel Vinaver s’appliquait à disséquer la mécanique funeste du capitalisme. Il en connaissait bien les rouages pour avoir, dans les années 1950, dirigé l’entreprise Gillette. Du rasoir, il avait conservé ce regard affûté sur le monde de l’entreprise et une écriture au scapel qui, jamais, ne s’embarrassait de fioritures. Mais, derrière la mécanique précise, celle du style comme celle aliénante de l’entreprise, c’est bien toujours la même chair qui s’exposait: celle des individus soumis à la logique implacable du management et du réalisme économique. L’actualité, du 11 septembre 2001 à l’affaire Bettencourt, traversait également une oeuvre dense et cohérente qui lui avait permis d’entrer au répertoire de la Comédie Française. En souvenir, quelques extraits d’un entretien accordé lors d’un passage à Genève.

Quand Alain Françon déclare: “Je crois qu’aujourd’hui il est impossible et faux d’illustrer l’espace des textes de Michel Vinaver”, qu’est-ce que ça vous inspire? – Le mot clé, c’est « illustrer ». En disant ça, Françon pensait à une mise en scène de L’ordinaire que nous avions réalisée ensemble. Nous avons cherché à illustrer, à figurer un avion qui s’était crashé. On a su trop tard que c’était réducteur, pas seulement pour le public, mais aussi pour les comédiens.

Dans les années 1970, avec “Les travaux et les jours”, vous semblez prophétiser les bouleversements économiques actuels, notamment le néolibéralisme…

– Ce qui était à cette époque à l’état naissant est aujourd’hui généralisé à tous les niveaux de l’entreprise. Cette notion de l’éclatement de l’identité, du rapport de l’individu à l’entreprise. Ce qui est paradoxal, c’est que la pièce est en même temps très datée. Elle se situe au début de l’ère de l’ordinateur, avec ces énormes téléphones et, finalement, c’est une pièce qui s’actualise sans cesse. Le spectateur reconnaît cette même machinisation du monde. Quand la pièce a été écrite, elle paraissait difficile à appréhender. Aujourd’hui, cette discontinuité est devenue banalité. Ce qui paraissait heurter dans la diffraction, la collision de fragments, est devenu ordinaire. Je trouve qu’il y a une déperdition de la substance qui nous alimente. La perte du site physique, le travail à distance, l’identité, tout cela fait que le rapport affectif à l’entreprise se modifie. Parce qu’il y a cette notion de mobilité sociale, où l’on n’est plus lié à une compétence mais à une disponibilité.

Dans votre théâtre, justement, la forme alimente le fond et vice-versa. Où vous situez-vous par rapport à la querelle opposant un théâtre “textuel” et un théâtre plus formel?

– Ce qui m’étonne, c’est que tout le monde semble réagir comme si c’était nouveau. Dans les années 60, avec le Living Theater et l’explosion des impros collectives, il y a eu une déperdition du texte en tant que fondement du théâtre qui n’est que répétée par les Jan Fabre (ndlr: l’interview date d’avant le procès et la condamnation de ce dernier) et autres. Ce n’est que le ressassement un peu faiblard de ce qui s’est fait. C’est très vieux jeu de faire l’exhibition de ce vieux théâtre. Quand j’avais vu Paradise Line par le Living, je m’étais dit : « C’est fini, les auteurs ». Et c’était en 1968! Alors que le texte tend plutôt à affirmer sa présence du point de vue des jeunes metteur.e.s en scène. En ce qui me concerne en tant qu’auteur, je n’ai jamais été autant présent, avec des pièces anciennes ou récentes, sans qu’il y ait de hiérarchisation.

Quelle est l’importance de la musicalité dans votre écriture?

Ce type d’écriture se relie à la crise de la causalité. On peut à peu près la dater de l’époque de Strinberg, Tchekhov: le théâtre n’est plus fondé sur un effet qui suit une cause. Ça se base sur l’immanence. Dès lors que la causalité est remise en question, ce qui vient la remplacer c’est un système de répétition, donc quelque chose de plus proche de la musique. Mon théâtre s’est dirigé vers un contrepoint de thèmes, un voyage avec des circuits, des carrefours.

Au-delà des thèmes traités, l’altérité est au centre de vos pièces…

– L’altérité, pour moi, c’est la condition du théâtre. On peut parler de la mise en question de l’altérité dans le théâtre contemporain, notamment avec le monologue. Ça peut être très beau, mais ça ne m’a jamais tenté. Pour qu’il y ait théâtre, pour moi, il faut qu’il y ait altérité. Tout cela abouti à un paysage se distinguant de la machine dramatique. On n’élimine pas la causalité, elle devient secondaire.

D’une manière générale, vous vous situez plutôt dans le camp des “optimistes”?

– Ce qui se manifeste, sinon un optimisme, c’est la présence obstinée d’une résistance. Le monde va vers une perte généralisée, une entropie. Dans cette situation, il y a quelque chose qui résiste chez les individus. Quelque chose de l’ordre d’une gaieté. Des solutions, des astuces… ça ne disparaît jamais, il n’y a pas d’accablement définitif.

Les années que vous avez passé chez Gillette ont été essentielles pour nourrir votre réflexion?

– J’ai suivi cet anéantissement de tout un milieu dans cette ville, Annecy. J’avais vécu cette implantation. La suite, la vente à Procter et Gamble, c’était dans la logique du monde. Tant que j’étais en place, j’ai pu résister. S’il subsiste un lieu de résistance aujourd’hui ? Je crois de moins en moins. D’autant que l’opposition syndicale n’a plus la même robustesse, sans parler de la violence, que j’ai connue.

Quel regard portez-vous sur notre époque?

– C’est comme s’il y avait l’accélération d’un phénomène, comme si le gaspillage se précipitait : une perte de l’énergie, comme un phénomène de thermodynamique. Le corollaire de ça, c’est une légèreté de plus en plus grande. Cette légèreté qui est le substitut d’une résistance, la légèreté elle-même se liant à une indifférence. Dans cette loi de thermodynamique, de gaspillage, il y a une tendance à l’homogénéisation, il y a de moins en moins de relief. En tant qu’auteur, je m’intéresse justement au relief, à la rugosité des relations.

Propos recueillis par Lionel Chiuch