Contre le théâtre politique

D’Olivier Neveux, La fabrique éditions

«Parfois, le théâtre fait songer à un garde malade, il nous parle comme si nous étions des idiots ou des enfants – et cela n’autoriserait rien: on ne parle pas comme ça à des idiots ou des enfants”. Olivier Neveux signe un essai d’une grande acuité sur les liens troubles et complexes entre le théâtre et la politique.

C’était il y a une poignée d’années. Le Département de l’instruction publique (DIP) avait organisé un grand show à la Maison communale de Plainpalais (Genève) afin qu’actrices et acteurs culturel(le)s locaux exposent leur saison théâtrale aux enseignants. La démarche, n’en doutons pas, témoignait d’une réelle bonne volonté. Directrices, directeurs et autres relations publiques disposaient de 5 minutes montre en main pour mettre en valeur (vendre?) leur programmation. Il y avait un petit côté Star-Ac de la culture dans ce défilé « performatif », trop expéditif pour que soient abordés des enjeux à la fois complexes et cruciaux. A l’entrée de la salle, de jeunes gens souriant distribuaient des tracts valorisant le partenariat entreprise-culture. Difficile de ne pas penser à cette soirée – il y en eu d’autres – quand on lit « Contre le théâtre politique » le remarquable essai d’Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à Lyon.

Etaient concentrés ce soir-là à Genève quelques éléments de ce qui constitue le noyau de sa réflexion : conformisme du discours politique dès lors qu’il s’agit d’attribuer un rôle à la culture, valeurs de la création rapportée à son utilité quantifiable (ici, ses vertus pédagogiques et sociales), complicité avec « le mécénat comme cheval de Troie des groupes privés », pour reprendre le constat du directeur délégué du festival d’Avignon Paul Rondin, cité dans l’essai. Toute chose qu’Olivier Neveux se garde de juger mais qu’il considère comme les symptômes d’une ambivalence entre l’invention – notamment poétique – indispensable à toute création et l’injonction à « faire utile », laquelle se combine à « une pensée de l’institution gangrénée par l’intériorisation du modèle entrepreneurial ». Ce dernier aspect ne se résumant pas à la distribution de tracts, mais s’élargissant à la fabrication même de la culture. « La critique du néolibéralisme sur scène peut s’articuler sans grands dommages à son déploiement agressif en coulisse », relève judicieusement l’auteur. Qui a fréquenté ces mêmes coulisses sait de quoi il en retourne…

Pour autant, l’essai d’Olivier Neveux ne se contente pas d’observer le théâtre au prisme des politiques qui le cernent, il montre aussi comment ce même théâtre, et les artistes qui le font, intègrent la dimension politique aux œuvres. Citant Rancière, exhumant Piscator, l’auteur pointe le « trop de réalisme », via notamment le théâtre documentaire, et constate non sans ironie que « se déploient des spectacles qui « osent poser des questions » – desquelles on ne saura pas grand-chose, sous peine, peut-être, de s’apercevoir de leur inanité ou de mesurer de quel carton sont constitués des radicalités qui ne s’attaquent qu’à des tigrous de papier ». Et de poursuivre : « Ils « interrogent » le racisme, le sexisme, les inégalités. Les plus extrémistes s’enhardissent à en dire pis que pendre ». Suivez mon regard, parfois teinté de lassitude. Comment ne pas approuver quand Olivier Neveux, soulignant la prédominance du « thème » et la multiplication opportuniste des “prises de parole”, constate : « En a-t-on vu, par exemple, ces dernières années des spectacles sur les migrants – et avec eux – où il ne leur est jamais permis de dire autre chose que ce par quoi le pouvoir étatique et médiatique reconnaît leur discours et leur existence ».

C’est justement le pas-de-côté, la mise à distance et avec eux la capacité à transcender poétiquement un sujet qui semblent aujourd’hui faire défaut. Le grain de folie, oui, dans un art où l’aune, comme partout ailleurs, est désormais l’efficacité – laquelle peut compter sur des armées de moralisateurs toujours prêts à fixer les périmètres précis du Bien et du Mal. L’illisible indompté (l’énigme) du théâtre, sa capacité à aller « contre », cette « métamorphose à vue de la réalité qu’il transforme en théâtre » sont pourtant autant de points de rencontre possibles de la politique et du théâtre. Ce ne sont que quelques-uns des aspects d’un essai où la vivacité de la pensée le dispute à l’érudition. Une lecture que l’on conseille volontiers à ceux qui, du haut de leur tutelle, observent le théâtre avec une condescendance intéressée, plus soucieux de l’actionner comme levier que d’en éprouver les risques et, partant, les conséquences.

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