Une lumineuse “Nuit des rois”

Avec « Les Nuits d’amour sont transparentes/Pendant La Nuit des Rois », Denis Podalydès nous invite au coeur du processus de création théâtrale. On suit le comédien dans les coulisses de la Comédie française, à la découverte du texte avec ses partenaires, dans la lente progression du spectacle en train de se faire. Plus qu’un simple récit sur les méthodes de travail de Thomas Ostermeier, un grand livre sur le métier de comédien et, au-delà, sur la vie.

Photo page d’accueil: Yann Caradec Licence Creative Commons

Des livres sur, autour, à propos du théâtre, il y en a pléthore. Théoriques, critiques ou ayant valeur de témoignages, ils se répartissent avec plus ou moins de bonheur entre le recueil d’anecdotes et l’ouvrage à caractère pédagogique. Parfois, une pensée se dessine, brûlante et singulière, comme celle de Claude Régy quand il évoque sa pratique. Souvent, la littérature préfère se tenir en lisière, rétive à l’idée de s’illustrer sur un plateau qui n’est pas le sien, confrontée à des personnages soumis à des lois qui lui restent étrangères.
Il y a là une différence de nature, de rapport aux mots, d’architecture narrative. Un fossé, oui. « Les Nuits d’amour sont transparentes », de Denis Podalydès, comble ce fossé. Littérature et théâtre y cheminent main dans la main. L’histoire que le narrateur nous raconte n’est pas simplement « sur » le théâtre, plus précisément sur l’engagement du comédien par le metteur en scène Thomas Ostermeier pour interpréter le duc Orsino sur la scène du Français, non, elle s’immisce dans son sujet, tour à tour l’enveloppe ou s’en écarte, tissant au fil des 7 chapitres qui sont autant d’actes une œuvre littéraire puissante et sensible. Surtout, tant pis pour le cliché, elle constitue une formidable déclaration d’amour à un métier qui réclame un engagement total, du corps comme de l’esprit. S’agit-il d’ailleurs d’autre chose lorsque Denis Podalydès constate: “L’illusion théâtrale est de même nature, de même étoffe que l’illusion amoureuse”? 
En 2017, tandis qu’il est peut-être dans ce “quotidien d’attente et de vacation” qu’il redoute plus que tout, il apprend que Thomas Ostermeier pense à lui pour un rôle dans La Nuit des Rois. Cette pièce, il a longtemps caressé l’idée de la mettre en scène, avant de renoncer car un autre sociétaire de la Comédie Française s’en est emparée. Voilà qu’un metteur en scène pour lequel il ne cache pas son admiration lui propose d’en rejoindre la distribution. « Je suis acteur, avant tout, décidément », se console-t-il. Eh puis, comme il le confie dans une interview de l’époque, « c’est l’un des plus grands désirs de théâtre que j’ai eu depuis des années ». A défaut d’être ce démiurge qui modèle « son » Shakespeare, il sera aux commandes du livre qui en relate le déploiement de l’intérieur. Une manière, aussi, de prolonger le désir, qui accompagne chaque ligne. Cette curiosité gourmande le rend tout à la fois émoustillé et humble. Qu’est-ce que Thomas Ostermeier va bien pouvoir faire de cette histoire où « les sexes passent l’un au travers de l’autre » ? Ou « toutes les évidences tombent » ? Le comédien se souvient, non sans ironie, de la « mièvre traduction » qu’en donna Jean Anouilh tandis que Jean Le Poulain assurait la mise en scène. Comme tout cela a (mal) vieilli ! Cette emphase, ce jeu cabotin et ostentatoire, ce théâtre « petit bourgeois » ! Là, c’est Olivier Cadiot qui signe la traduction. Et c’est comme une évidence. Car Denis Podalydès ne se contente pas du texte : il compare, « lorgne de temps en temps » d’autres traductions, dont il livre aux lecteurs des échantillons sanctionnés par un bref avis. On jubile quand il en remet une couche sur Jean Anouilh, pompeux et vain dans sa quête d’alexandrins…
Sur la langue et les mots, il y a ainsi de nombreux passages magnifiques. « Cela dure des heures, des jours et des semaines, ce tête-à-tête avec les mots, avec ce ciel vide », écrit-il notamment. « J’oublie les choses qu’ils désignent ou signifient, j’oublie les autres, avec qui je parlerai pourtant, j’oublie comment on parle, j’oublie ce que parler veut dire, j’oublie que les pièces de théâtre sont faites de ces échanges ». Quel comédien n’a jamais connu ces instants ? Ainsi, sans jamais adopter un ton professoral, l’auteur révèle les rituels, expose les secrets, débusque les arcanes du jeu du comédien. Surtout, il déploie ce « génie des émotions » – qui n’est autre que la dominante de son personnage telle que Thomas Ostermeier l’a « saisie » – au-delà même des limites du plateau. Cette dominante qui « se fait sentir mais ne se voit pas, ne se joue pas. C’est une émanation dont le spectateur reçoit l’effluve et non la raison ».
Et puis, bien sûr, il observe, note, restitue. Les séances entre comédien.ne.s autour du texte, par exemple. « On s’envoie les répliques à la figure en tâchant de créer et de soutenir vitesse et rythme, jusqu’à plein accomplissement d’une période, depuis sa naissance jusqu’à son extinction ». Toute cette phase qui, d’exercice en exercice, permet de se délester des intentionnalités des répliques. « Les exercices ont pour but de n’avoir qu’un référent ; l’autre ». L’autre, c’est bien sûr le ou la partenaire. Mais c’est aussi Thomas Ostermeier. Sa carrure imposante. Ses interventions tantôt en français tantôt en allemand. Son calme apparent. Comme à cet instant d’une répétition tendue où, « visage baissé, yeux fermés, il se masse l’arête du nez à hauteur des sourcils, entre index et majeur, la pulpe des doigts pressant à la fois le bord des yeux et les sinus, soulageant la substance cérébrale elle-même : c’est le geste caractéristique du metteur en scène accablé ». On y est, oui ! Tout le livre oscille ainsi, entre réflexion et observation, trouvant son juste équilibre grâce au style, élégant et rigoureux. A l’image de cette phrase, cruelle et lucide : « L’amertume des acteurs mal distribués, auxquels les rôles échoient par hasard, secrète dans la tête du spectateur un même ennui sourd, corrélat de cette amertume ».
D’ennui, il n’en est pourtant jamais question ici. Le travail sur le plateau pallie les latences de l’existence, transcende « la vie, le flux de la vie, ce qui passe, qui change, qui s’accumule ou se disperse et disparaît », comme la vieillesse qui se précise, les doutes, les terreurs intimes du comédien. « La vie continue dehors et nous rattrape tandis que nous cherchons, nous nous obstinons à la chercher sur notre scène, où nous agissons pour améliorer notre spectacle, notre monde ». C’est à la 202e page que Denis Podalydès lâche l’aveu, celui qui semble préciser le lien indéfectible entre la vie et le jeu, le réel et la fiction, pour autant que chacun des termes renonce à s’opposer aux autres puisque, pour reprendre Shakespeare, « le monde entier est un théâtre ». Le monde entier est un théâtre et le récit du comédien, qui relate la patiente « révélation » de La Nuit des rois jusqu’à sa transmission au public, est une merveille de sensibilité, de justesse et d’intelligence. Un livre rare et d’une grande profondeur qui parvient à restituer l’essence même du théâtre, ses fragilités et sa force. 

L.C.

Les Nuits d’amour sont transparentes, Pendant La Nuit des rois. Denis Podalydès. Au Seuil, La librairie du XXIe siècle.  243 pages.