Vincent Aubert: l’esprit du clown à la lettre!

Avec A comme clown, le comédien genevois déroule pour nous l’alphabet d’un art dont il maîtrise les arcanes. Un livre précieux sur la pratique clownesque et, plus largement, sur le spectacle.

Le monde clownesque « est fait de sauts, de précipices, de joies incommensurables et d’abîmes sans fond », nous avertit Vincent Aubert dès l’avant-propos de son abécédaire A comme clown. Voilà le diagnostic posé : le clown est bipolaire. Chez lui, l’extrême bonheur et la plus profonde tristesse se côtoient, s’étreignent, dansent la rumba. Ecartelé entre ces deux états limites, semblable à l’existentialiste qui cherche Dieu en tâtonnant le vide, il s’emploie à provoquer les rires et bute parfois contre des sanglots. Et quand il se couche sur le divan du docteur Stephen King, c’est pour faire peur aux enfants, leur donner des cauchemars, les croquer pourquoi pas – car l’enfant est tendre sous la dent du clown, qui est une dent dure. Il arrive même que, lesté de tout le poids de l’absurde, il brandisse son Jocker.
C’est ainsi : chez le clown, le nez est rouge (néanmoins pas toujours), le verbe haut (et le silence parlant) et l’équilibre précaire (là, nous sommes d’accord). Comme la plupart de ses pairs, Vincent Aubert n’est pas devenu clown pour changer le monde. Aucune « mission morale » ne justifie ses mimiques, ses maladresses, ses adresses au public. S’il ne cherche pas à le changer, c’est qu’« il est dans le monde, le clown », relève ainsi l’auteur. Dedans, oui, et d’une certaine manière en captivité. Voilà pourquoi ses vertiges sont ascensionnels : il convoite une liberté qui, comme beaucoup de portes, lui fut dérobée. Il cite Goethe : « Sous l’habit, nous sommes nus ». Vincent Aubert nous apprend que l’on a beau revêtir le costume, on n’en maîtrise pas la chair – si triste – du personnage pour autant. « Le clown s’efforce d’apprendre, mais sans besoin de réussir », insiste le comédien. L’échec est la meilleure réussite du clown : quand les gens sérieux se redressent avec bravoure, la tête haute et le front auguste, l’Auguste, lui s’affaisse. Et s’affaissant, il érige sa propre légende. Cette légende, Vincent Aubert l’a ramassée dans son savoureux bouquin. De A comme Accessoires à V comme Vieux en passant par F comme Faim. Car « la faim de l’artiste est une sorte de démangeaison » dit ce pitre aux allures de chat madré. C’est cette démangeaison qui permet au clown de prendre appui pour soulever le monde. Vertige ascensionnel, encore. Et quand le monde est au zénith, au point de nous cacher le soleil, on peut découvrir ses fondations en compagnie du clown qui joue des lois de la gravité.
La vérité, c’est que cette histoire d’abécédaire est une nouvelle entourloupe. Un prétexte pour faire des tours. Sauter du coq à l’âne, puis de l’âne au coq, et ainsi de suite. Et raconter des anecdotes, bref, des histoires. Après tout, c’est son métier, à Vincent Aubert. Raconter des histoires. Vous n’êtes pas obligés de le croire. Mais vous auriez tort de ne pas l’écouter. « Un clown est un saboteur, un véritable hors-la-loi », confie le comédien. « Il n’a rien à faire ici, mais malgré cela il emporte contre toute attente l’adhésion de la foule, car il a osé faire sans défaire ». C’est dit et bien dit. On en sait un peu plus sur ce drôle d’animal. On en sait beaucoup plus, même, quand on referme le livre. Sur l’Echauffement qui, si l’on considère le corps « comme un puzzle », consiste à travailler « l’étonnement de ce puzzle corporel ». Sur le Nez rouge, « le masque le plus petit et le plus efficace ». Sur le Personnage : « Le clown est un personnage du monde du spectacle. Rue, cirque, théâtre, qu’importe. Il existe pour le public et par la scène. Un clown dans la vie de tous les jours, en famille, au bistrot, est un emmerdeur de première ». On ne va pas dire le contraire.
Ce qu’on dira, en revanche, c’est que ce portrait de clown dans tous ses états dessine en creux celui de son auteur. Lequel, comme le commun des mortels, l’est, justement, mortel. D’où la nécessité de ne pas se précipiter dans les pièges que la vie tend au pauvre clown. « Parfois, s’arrêter, ne rien faire et regarder par la fenêtre, en pensant, ou non, à Prévert, est un riche passe-temps. Il ne se passera peut-être rien, juste une feuille morte tombant en vacillant, comme pour freiner sa chute, ralentir sa mort. Voilà le temps. Il est là, il ne bouge pas, il est toujours présent. Le temps ne passe pas. Par contre moi… ». Quelques lignes qui amorcent la lettre T. T comme Temps. Un temps que le clown sait mettre à profit pour nous faire oublier celui qu’il fait. Un temps qui sera tout sauf perdu si on le consacre à la lecture de A comme clown. Un temps de clown conté, mais de quelle jolie manière…

L.C.

“A comme clown”. Vincent Aubert. Editions Le Chamois rouge. 126 pages.

Le clown, pas seulement un gros nez rouge. Crédit: Free Stock Image  Ryan McGuire