Le théâtre-zèbre de Marielle Pinsard

 

Marielle Pinsard m’a offert mon premier plongeon théâtral. Alors que l’année 2001 allait s’éteindre, Marielle mettait le feu aux poudres avec Comme des couteaux, pièce dont elle était à la fois l’auteure et la metteure en scène.

Marielle Pinsard  ©Sam Rubio

Sans préliminaire, comme on saute dans l’eau glacée en hurlant, je voyais le premier spectacle de ma vie. Les comédiennes sont belles et rebelles, les comédiens désopilants. Je jubile. Quoi ? C’est aussi ça le théâtre ? Une confrontation musclée aux thèmes qui me brûlent à l’époque ; le terrorisme des années 70, l’implication des femmes dans l’action directe, les effets secondaires du capitalisme. Aussi sérieux soient-ils, on les aborde ici sans didactisme ni ménagement. La libération de la pensée passe par l’humour et le décalage. Ça tchatche politique sans complexe, les corps disent autant que les mots, dans leur gestuelle, leur tonicité, leurs grimaces, leur fragilité, ou par le biais des costumes.

On ne me prend pas par la main, on me bouscule et je vacille, comme l’une des actrices qui me fascine par la singularité de son jeu, Julie Cloux la bien-nommée, plantée en équilibre précaire sur des talons aiguisés comme des lames. Comme des couteaux, spectacle tranchant a coupé court à mon confort de spectatrice néophyte. Cet acte fondateur, reste indétrônable dans ma mémoire, car il porte les appâts de ma propre vocation.

Vingt ans plus tard, Marielle continue de débrider le théâtre jusqu’à l’inciter à se faire la malle. Un appel d’air l’amène à déserter le plateau pour s’aventurer ailleurs-autrement ; lieux sacrés, campings, nature, échappées cosmiques, elle casse les limites. Celles du bien et du mal aussi. Dans son discours, rien n’est tout noir, ni tout blanc – sauf les zébrures de son esprit sauvage. C’est sans manichéisme et avec une inconvenance amusée qu’elle scrute nos paradoxes, nos comportements et nos grands bouleversements.

J’attrape la dame, entre deux tournées, pour un entretien au tea-room du coin.

 

Comment êtes-vous tombée dans le chaudron théâtral ?

 Enfant et adolescente, dans les années 80, j’ai été spectatrice de grandes épopées théâtrales. J’ai vu des pièces de 12 heures d’Ariane Mnouchkine ou Le Soulier de satin de Claudel monté par Vitez. À l’école, nous suivions des cours d’expression où je me sentais à l’aise de faire la comédienne.

Professionnellement, j’ai commencé comme comédienne, après m’être formée à l’ÉRAD* à Lausanne. L’ère des metteurs en scène “stars”, dont Chéreau a été l’une des figures de proue, a rendu l’accès aux répétitions difficile pour les novices de l’époque. Cela a nui à la transmission. J’ai donc décidé de parler de mon microcosme, de l’endroit où je vis et d’en donner les couleurs.

Contrairement à l’image que l’on en avait, la Suisse a énormément de choses à dire ! C’est un pays pétri de contradictions, qui slalome entre mauvaise foi et engagement humanitaire. C’est très particulier de vivre dans un pays où l’on fixe le cours des devises et le prix du pétrole. Je m’intéresse à la Suisse non pour la juger, mais pour me questionner. Comment vivre au cœur de ces contradictions, qui sont aussi les miennes ? D’éminents auteurs l’ont fait, notamment en Autriche. Je pense à Elfriede Jelinek, Thomas Bernhard ou Peter Handke, à travers leurs fresques sociales au vitriol. Dommage qu’ici, nous encouragions si peu les dramaturges et les auteurs. Le contexte n’est pas favorable au développement de l’écriture. Les écrivains ont rarement accès au public avec un suivi. Les auteurs allemands et autrichiens sont engagés par les grands théâtres, où ils sont en résidence. Ce sont des personnages publics ; on les promeut, on les aide. Des comédiens sont mis à leur disposition pour tester la matière en cours d’élaboration. Du coup, leurs textes sont bien lorsqu’ils nous parviennent. Ici, nous testons les textes pendant les répétitions puis les représentations. L’auteur devrait avoir une place privilégiée, pour parler du monde car il fournit de précieux documents sur une l’époque. Au-delà de la valeur littéraire de ses écrits, il est ce précieux témoin d’une époque définie, à un endroit donné. Écrire sur mon monde m’a rapprochée de la mise en scène.

 

Souvent, vos spectacles traitent de sujets qui feront ensuite la Une de l’actualité. La condition féminine, les bobos, le bio, l’Afrique, le consumérisme. Ont-ils une dimension visionnaire ?

Tous les auteurs sont visionnaires. Nous activons une forme de « voyance « en branchant notre « radio » sur une certaine fréquence puis retranscrivons les informations que nous y recevons. Quand j’écris, je procède par intuition et active une forme de prophétie, dont tout être humain dispose. Grâce aux personnages, ma fréquence radio est grande ouverte. Sans qualifier mon style ; d’écriture automatique, disons qu’une fois mes personnages esquissés, ils parlent et vivent par eux-mêmes. Au théâtre, l’auteur parle à travers ses personnages. L’inconvénient est d’être exposée à l’inconfort de l’anticipation. Par exemple, mon vaudeville Je vous ai préparé un petit biotruc au four – le plus prophétique de tous mes spectacles – a été durement critiqué quand il s’est joué à Lausanne. Nous venons de le reprendre avec succès à Annecy. Énormément de choses écrites il y a quatre ans, ne résonnent qu’aujourd’hui avec une pandémie, la consommation d’électricité, l’affaire Nicolas Hulot. Au-delà des échos a posteriori avec l’actualité, mes personnages révèlent souvent un secret de la comédienne ou du comédien qui va l’incarner sur scène.

 

 

 “J’ai besoin d’acteurs qui savent travailler sur leurs défauts, qui sont prêts à offrir leurs qualités et à partager leur regard sur le monde.”

” Je veux que les spectateurs voient un spectacle plein de différentes voix. Je ne veux pas qu’ils se fassent sermonner par un discours unique. Je veux qu’ils soient obligés de se reconcentrer sur eux-mêmes et de faire des choix. “

Comment choisissez-vous les interprètes de vos spectacles ? Vous organisez des auditions ? Vous avez des révélations par le biais de visions ?

(rire) Je ne fais pas d’audition parce que l’on y donne toujours le meilleur de soi-même alors que ce n’est pas ce que j’attends. Je n’ai pas envie que l’on m’épate. J’ai besoin d’acteurs qui savent travailler sur leurs défauts, qui sont prêts à offrir leurs qualités et à partager leur regard sur le monde. Comme mes pièces se nourrissent de l’écriture qui se poursuit au plateau avec les acteurs, je retravaille mon texte en fonction de la manière dont ils voient le monde. Du coup, j’engage des personnes qui sont engagées dans leur vie personnelle.

Les répétitions ne sont pas toujours faciles car je choisis souvent de forts caractères. Je n’ai pas besoin que les comédiens fassent absolument ce que je dis. J’ai besoin qu’ils s’imprègnent de ce que j’ai écrit et qu’ils livrent leur humanité dans toutes ses aspérités. Parfois, je manque de patience et ne fais pas toujours assez attention aux acteurs, à leur sensibilité, à leurs problèmes personnels. Avec le temps, j’ai appris à les écouter davantage.

Une fois les rôles distribués, mon texte est susceptible à modification. Des actrices comme Tiffany Bovay-Klameth ou Julie Cloux ont souvent participé à « l’écriture » de mes pièces. Je cherche des interprètes multi-talents. C’est le cas de Valerio Scamuffa et de Julie Cloux, qui sont des comédien.ne.s de type danseur.euse. Très précis, ils ont une préparation du corps digne d’un.e athlète. Je propose un théâtre physique dont les acteurs sont les athlètes. À la fin de mes pièces, ils sont épuisés et couverts de bleus parce qu’ils se sont jetés partout.

Dernièrement, je devais distribuer un comédien pour une reprise de rôle. J’ai choisi David Marchetto sur photo. Je l’ai regardé. J’ai senti qu’il serait bien. Et, il est super ! J’ai l’impression de le connaître depuis longtemps.

 

Comment dirigez-vous le corps ?

Dans le cas d’une écriture de plateau, je cherche le corps et la forme finale du texte à travers l’improvisation. Je la travaille avec chaque acteur différemment. Par exemple, avec Valerio, nous avons travaillé sur Les Métamorphoses d’Ovide. Tiffany a écrit un texte sur le thème que j’avais donné et nous avons travaillé à partir de là. L’écriture aussi est athlétique.

 

Dans votre pièce Rock Trading, j’ai le souvenir d’une tirade dite par l’acteur Angelo Dell’Aquila à une vitesse inconcevable ; sa performance révélant également une musculature de la parole ?

À force d’observer les gens, je débusque les qualités et les défauts dont je pourrais me servir. Un jour, j’ai demandé à Angelo s’il mémorisait rapidement les textes. « Je ne sais pas, on verra » me répond-il. Il s’est peut-être découvert des qualités insoupçonnées ; il peut apprendre parfaitement un texte de quatre pages en une journée ! Il est incroyable. Mais il ne faut pas être susceptible avec moi car je ne ménage pas le psychique des acteurs. Une fois que j’ai découvert quelque chose en eux, je ne les lâche plus. Je préviens les gens avec lesquels je travaille : « quelque chose dans le travail va te ressembler, va remonter à la surface, attention ». Comme je procède par intuition, je ne reste pas toujours focalisée sur mon texte et vais peu à peu me concentrer sur la personne. C’est un marathon de travailler avec moi, car c’est moi qui décide quand une impro prend fin, pas l’acteur qui la produit sinon il calibre son énergie. Or, c’est souvent quand l’impro s’arrête que quelque chose surgit. Avec moi, les comédiens savent quand ils commencent mais pas quand ils terminent. Alors, ils gèrent comme des coureurs de fond. Je ne veux pas non plus que les comédiens structurent leur interprétation. Pour contrecarrer ce réflexe, je travaille parfois la pièce dans le désordre. Mes projets sont tous très différents, ce qui représente en soi une exigence de recherche pour les acteurs. En quoi faisons-nous compagnie avec le Menhir dans les landes ? est un spectacle vaudou avec très peu de mots, Rock Trading réfléchit notre rapport à l’argent sans que le mot finance ne soit prononcé, mon dernier spectacle est une sorte de vaudeville. Quel qu’en soit le thème ou le style, j’écris des spectacles qui peuvent parler à l’inconscient.

 

Peut-on parler de démarche anthropologique : vous observez comment l’humain se comporte au sein du groupe ?

Très clairement. Le point de vue anthropologique et sociologique est une base pour tous mes spectacles et une très bonne définition de mon travail. Je propose une écriture, j’ouvre une possibilité de réécriture avec les acteurs. Ensemble, nous construisons une forme de théâtre documenté et nourri du vécu sociologique de chacun. Avec moi, l’acteur doit être dans l’observation. Ce n’est pas tellement ce qu’il dit qui me passionne mais comment il réagit. À mes yeux, les personnages les plus fascinants ne sont pas nécessairement ceux qui parlent le plus.

 

Comme des couteaux (2001)   ©Steve Juncker

Changez-vous de mode de vie pendant les répétitions ? Vous sortez moins pour conserver la concentration, un état de « transe » ?

Répétition ou non, je ne sors pas beaucoup, bien que j’aille maintenant souvent prendre un verre avec l’équipe. De nouvelles idées émergent parfois dans les discussions de bistrot. Dans ma vie privée, j’aime la tranquillité. Je suis hyper sensible et j’ai donc besoin de moments d’accalmie. Je suis « en transe » uniquement au travail. Pour faire ce drôle de boulot, je ne travaille pas exclusivement avec ma conscience qui écrit et restitue, mais avec l’inconscient aussi.

En « psychiatrie », je suis ce qu’on appelle un “zèbre”, rattaché à la catégorie des atypiques. Cela signifie que je fonctionne par arborescence. Je trie ce qui surgit pour communiquer avec les acteurs. J’ai des très bons assistants qui notent tout. Quand je travaille, je ne réfléchis plus. C’est pour cela que je parle d’état de transe. Et je travaille beaucoup en musique.

Depuis que je sais que je fonctionne par arborescence, je comprends mieux beaucoup de choses. L’une des qualités du zèbre est d’être sauvage. Tu ne peux pas lui mettre un lasso autour du cou pour le contraindre, le définir, le délimiter. Physiologiquement, un zèbre peut se dégager d’un lasso. Je fais du théâtre-zèbre, où le conscient et l’inconscient de l’acteur coexistent pour donner une chose vivante. Mon travail n’apparaît pas toujours cohérent pourtant il est logique. Aussi fantasques soient-ils, je construis mes personnages logiquement, d’où l’importance des récurrences dans mon travail, qui créent du sens.

 

 

“À mes yeux, les personnages les plus fascinants ne sont pas nécessairement ceux qui parlent le plus.”

Rock Trading (2018) © Sam Rubio

Pyrrhus Hilton (2007) ©Christian Lutz

Je trouve que vos personnages vous ressemblent tous un peu, qu’en pensez-vous ?

Oui, tous ! Ils sont tous épouvantables ou sympathiques. Je m’en sens proche car ils sont multiples et contradictoires. C’est cela qui m’intéresse. Le sens de la vie consiste à reconnaître qu’on est cinglés, même si on semble normal en apparence. J’aime cet aspect irrationnel de l’homme, au théâtre surtout.

Par ailleurs, je trouve essentiel de ne pas dire comment vivre. J’ai horreur de la sentence. Si j’use beaucoup du ressort comique dans mes pièces, c’est parce que l’humour est une arme. J’ai eu une enfance difficile ; l’humour m’a sauvée. Cela ne signifie pas que je ne prends pas les choses au sérieux mais j’essaye de rester autocritique et d’éviter la morale. J’aime les gens. J’aime mes personnages même les bobos que je critique. Je ne me place pas au-dessus de « ces égoïstes au grand cœur » ; j’assume d’en faire partie. Je vis dans un appart en Suisse avec une terrasse vue sur le lac Léman. Depuis ce balcon, je parle du monde, de la guerre. À distance. J’en parle, c’est tout.

La question des Femmes me concerne et me questionne depuis toujours. Kika, qui est à la fois l’administratrice de ma compagnie et 50% du cerveau artistique des projets depuis 20 ans a récemment calculé. Depuis le début de nos activités, le taux d’engagement des femmes est de 77%. Le rôle principal de mon dernier texte Je vous ai préparé un petit biotruc au four est destiné à une femme de 50 ans. Je tiens beaucoup à l’univers des femmes. Forcément, cela m’affecte quand on me reproche de ne pas être assez féministe…

Par ailleurs, j’aime les grosses équipes. Cela devient difficile voire impossible d’engager beaucoup de gens, mais les grandes distributions permettent d’éviter la morale. Un humain peut suivre les discours de trois personnes maximum. À partir de quatre, tu ne sais plus de quoi on te parle. De toutes ces paroles mêlées, naît une forme de chaos. Shakespeare est génial car il donne la parole à au moins vingt personnages par pièce et joue habilement avec ce chaos. À moins d’avoir lu et étudié ses pièces, tu vois un spectacle mais tu ne peux pas suivre la morale de l’histoire. J’aime les grosses distributions pour ne pas être sentencieuse, pour que les spectateurs ne suivent pas mon avis, mais le leur. Je veux que les spectateurs voient un spectacle plein de différentes voix. Je ne veux pas qu’ils se fassent sermonner par un discours unique. Je veux qu’ils soient obligés de se reconcentrer sur eux-mêmes et de faire des choix. Ce personnage me plait ? Alors je le suis ! J’aime ce rapport vivant du spectateur au spectacle. Je fais du live ; on aime ou on n’aime pas.

Dernièrement, vous présentez un spectacle dans une église. Dans un projet à venir vous proposez de quitter la Terre.

Imaginé avec le musicien Valentin Vuillard, Requiem pour Rosetta est un spectacle-hommage à la sonde spatiale Rosetta que nous jouons effectivement dans des églises. Rosetta est partie 14 ans en quête des prémices de l’humanité dans les confins de notre système solaire. Pendant dix ans, j’ai suivi les rebondissements de cette mission européenne qui a occupé deux générations de scientifiques et m’a passionnée. Le lendemain de la dernière, le confinement total était annoncé. Cela faisait quatre ans que nous avions commencé à écrire le spectacle avec Valentin et une bonne décennie que je m’intéressais à cette petite capsule chercheuse. La résonance avec l’actualité a frappé fort, une fois de plus.

À la fin du confinement, en passant avec Manon Pulver devant la permanence médicale de la rue du Jura à Genève – dont l’architecture rappelle celle d’une soucoupe volante nous est venue l’idée de la faire décoller. J’ai ensuite proposé à Camille Giacobino de déposer un projet de transformation auprès des autorités, au sujet du vol interstellaire. Nous comptons faire décoller la soucoupe avec des volontaires cet été, grâce à de la médiation et trois dates-clés au Théâtre de l’Orangerie les 9, 11 et 12 août. Ce projet pose en creux des questions fondamentales sur ce que nous vivons depuis plus de deux ans. Pourquoi désirerions-nous partir sur une autre planète ? Et surtout, comment tout recommencer si une nouvelle vie s’offre à nous ? Cela m’intéresse sociologiquement. Le projet repose partiellement sur des interviews. Grâce à la soucoupe, j’écoute beaucoup et je rencontre des gens de tous bords, de tous genres pour parler avec eux de ce qu’ils vivent. La soucoupe est le prisme qui permet ce dialogue.

 

En juin, vous inaugurez un camping théâtral. Fuyez-vous les théâtres ? 

À l’heure actuelle, je serais très heureuse si ma prochaine pièce est programmée par un théâtre et je continue à faire mon métier. Mais, parallèlement, je me questionne en effet sur le contexte dans lequel j’aimerais recommencer à faire du théâtre ? Dernièrement, j’ai réalisé que j’avais moi aussi envie de programmer des artistes, mais hors les murs, dans un lieu qui pourrait devenir itinérant, et sur un mode énergétique minimal, d’où l’idée du Camping théâtral qui a lieu du 3 au 12 juin à La Maladaire à la Tour-de-Peilz*. Ma programmation est enrichie des contributions de toute l’équipe, qui a pu proposer des spectacles professionnels entre 20 et 50 minutes, très légers techniquement. Je n’ai pas forcément programmé en fonction de ce que j’aimais mais de ce que je trouvais juste à dire dans ce contexte-là. Cela change de la décision d’un directeur de théâtre qui choisit en fonction de ce qu’il aime, qui veut montrer ses goûts à son public. Je me considère plutôt programmatrice de contextes. La plupart de nos artistes seront campeurs. Ils resteront au-delà de la présentation de leur spectacle pour initier d’autres activités au sein du camping. Danielle Milovic élaborera la scénographie et la lumière des lieux.

 

Qu’est-ce que votre “Camping théâtral” déplace ?

Nous voulons proposer autre chose au public, une sorte de slow art and food. Qu’il puisse vivre les arts de la scène, tout en pratiquant une autre activité (ou rien) et ce, dans un cadre bucolique. Mon envie repose sur l’idée de faire ensemble – artistes et public – plusieurs choses dans une même journée, pour passer plus de temps ensemble que celui strictement nécessaire à monter un spectacle, le jouer, vite demander aux gens s’ils ont trouvé bien et partir. Je suis parfois épuisée par la logique de production et souhaite explorer un autre modèle, alliant nature et culture. Cela permet à des personnes qui ont plusieurs champs d’action et de pensée, de produire un acte ou d’y assister, ou simplement d’être ensemble. Je souhaite aussi (dé)montrer que les artistes sont polyvalents. Mélanger différents types de spectacles et d’artistes, y compris des artistes en situation de handicap. Par exemple, nous programmons un artiste brésilien sourd, qui rejoue le Carnaval de Rio à lui tout seul.

L’une des particularités de notre Camping théâtral est l’absence de transition entre les spectacles. Pour les artistes, cela signifie que tu commences à jouer dans la continuité de la représentation précédente. Le public ne doit pas sortir pour assister au spectacle suivant. Parallèlement à leurs pièces, les artistes produisent autre chose au sein du camping. Les propositions ont fusé : « je suis champion de backgammon ! », « moi, je peux proposer une initiation au trail* », « oh, moi je suis boulanger avant d’être comédien. Je vais faire du pain avec les gens ! »

Les activités du camping et celles du théâtre sont réunies. Par exemple, Professeure postérieur nous vient de Belgique pour donner des cours d’aérobic sauvage et grotesque : le sprot*. Madame Barnaud, une magnifique dame d’environ 75 ans, vient donner des cours de danse Madison. Il y aura également des concours de ping-pong, de pétanque, des conférences, des moments de temps libre, de l’éveil corporel le matin, des activités dansées. Les spectacles se jouent à partir de 21h. S’il pleut, nous jouons sous une yourte. Chaque jour, nous proposons une nouvelle thématique qui oriente les activités de la journée. Une demi-pension permet de manger pour 15 francs un plat végétarien ou carné mijoté par Lou, la cuisinière. Elle est co-gérante du camping et gère aussi un restaurant réputé.

Il nous tient à cœur de travailler localement. Des artistes de La Tour-de-Peilz viendront présenter leurs spectacles. Nous dégusterons les vins des viticulteurs du coin. Nous nous implantons concrètement sur le territoire. Il ne s’agit pas de recréer Lausanne ou Genève à La Tour-de-Peilz mais de valoriser tout ce que ce lieu-là offre. Si nous faisons une prochaine édition du Camping théâtral au Châlet des Enfants à Epalinges, nous travaillerons avec les fermiers alentour, nous irons nous balader dans le parc national et nous renseignerons sur les artistes qui y vivent. Pascal Auberson a grandi là. Pourquoi ne pas l’avoir comme invité d’honneur ? Il nous semble fondamental d’investir le lieu dans lequel nous nous arrêtons.

La communauté utopique de Monte Verità et d’autres pensées alternatives sont nées à partir de ce genre d’expérience toute simple. Ce n’est pas ma prétention mais je pense que l’imaginaire se redessine grâce aux interactions avec d’autres artistes, d’autres êtres humains avec lesquels tu passes du temps. Cela peut redonner du souffle à tout le monde. J’ai l’impression que nous en manquons ces derniers temps. Nous manquons aussi de lieux artistiques, mais est-ce que cela fait sens d’ouvrir un nouvel espace avec des murs en dur ? Pourquoi ne pas imaginer plutôt un lieu itinérant pour rêver le futur ?

 

Un lieu zèbre, qui échappe au cadre habituel de la scène ?

Est-ce que le camping pourrait devenir un lieu de création ? Personnellement, j’adorerais créer un spectacle pour ce lieu, à la sauvage.

Il s’agit de la première édition. Nous allons essuyer les plâtres. Il est ardu de convaincre les financeurs avec un projet hors norme. Kika est remarquable ; elle ne dort pas beaucoup pour rendre cette aventure possible. Pour avoir du sens, il faudrait qu’il y ait plusieurs éditions, dans différents lieux car ce qui se passe au Camping théâtral ne se passe pas ailleurs. Il y a mille façons de faire du théâtre aujourd’hui. Cela pourrait être le point de départ d’un mouvement concret pour en imaginer encore une nouvelle. Une initiative qui réunit divertissement, rêverie et arts de la scène.

 

Pourrait-on parler de désir de célébration ? Quand quelqu’un meurt par exemple, il y a rassemblement et rituels.

C’est marrant que tu dises ça, car j’y ai pensé. Si je meurs, le camping serait vraiment l’endroit rêvé à mes yeux. Tous mes amis arriveraient là pour me dire au revoir. C’est un lieu idéal car il n’est pas confiné. C’est un lieu ouvert et aussi un lieu de passage.

 Pour en savoir plus sur le programme du Camping théâtral : https://campingtheatral.ch

 

 Propos recueillis par Laure Hirsig

 * ÉRAD : École Romande d’Art Dramatique.

 * trail : course à pied en milieu naturel.

 * site internet de Professeure postérieur : https://vive-le-sprot.com