Faits divers et tueurs en séries!

Rien de tel qu’une « affaire » bien sordide et bien sanglante pour faire grimper l’audience. Initialement valable pour la presse, la recette l’est aussi devenue pour les producteurs et diffuseurs de séries qui font leur pitance de drames bien réels. On assiste aujourd’hui à une course au faits divers qui ne permet pas toujours aux cadavres de refroidir.

L’incendie du Bazar de la Charité: un drame humain avant d’être une série à succès © LCh

Les faits divers ont toujours eu bonne presse. Entendez par là que le lecteur adore apprendre que sa voisine a découpé son mari en fines tranches. Ou mangé son chien. Depuis Caïn et Abel, les histoires de petits meurtres entre ami.e.s – ou pas – aiguisent notre (suspecte) attention. Comme si l’homme, coincé dans son quotidien, n’en échappait qu’au prix d’un bon sniff d’hémoglobine.
On connaît la formule : la réalité dépasse la fiction. Elle a déjà donné du grain à moudre au cinéma, où Landru, Ted Bundy et autres égorgeurs notoires continuent de titiller les muses des scénaristes. Coupable d’une trentaine de féminicides entre 1974 et 1978, Ted Bundy peut à lui seul revendiquer un palmarès d’une dizaine de longs métrages, sans compter les documentaires. Hannibal Lecter peut se consoler en vidant une bouteille de chianti ! En toute logique, les plateformes de streaming ont saisi qu’il y avait là un filon. Et se sont empressées de faire passer nos aimables psychopathes du statut de tueurs en série à celui de tueurs de série.
Il serait toutefois injuste de limiter l’attrait des producteurs aux seules histoires de crimes sordides et sanglants. Une séquestration, un casse ou même un épisode judiciaire peuvent faire l’affaire, tant qu’ils rassemblent les ingrédients nécessaires à un bon suspense. Tout récemment, Léa Fazer a su tirer le meilleur parti de l’autobiographie de Nicole Castioni, ancienne juge assesseur au Tribunal criminel de Genève, en réalisant la série Sacha pour la RTS. Il y a deux ans, la même télévision romande avait fait un carton avec le récit de l’incendie du Bazar de la Charité survenu en 1897 à Paris. Ces deux exemples, s’ils puisent dans le réel, ne le bouscule pas: dans le premier cas, la principale intéressée a collaboré à l’adaptation de son livre. Quant à la catastrophe parisienne, trop d’eau s’est écoulée sous les ponts de la Seine pour que quiconque puisse être affecté par telle ou telle licence du scénario. Car si l’adaptation d’un fait divers à l’écran est toujours possible, elle doit toutefois se conformer aux grands principes du droit, à savoir la présomption d’innocence, le respect de la vie privée ou de la mémoire des morts. Depuis que les plateformes de streaming et les chaînes de TV se sont lancées dans une vive surenchère autour des faits divers, c’est là où le bât risque de blesser. Et les avocats de se frotter les mains…

Codes narratifs de la fiction

Vous vous souvenez de l’Ordre du Temple solaire ? La Suisse y tenait un rôle majeur. Ce faux ordre de chevalerie fondé à Genève en 1984 s’était clôt sur un « suicide » collectif avec pas moins de 74 membres passés de vie à trépas. De l’ésotérisme, des personnalités dont un chef d’orchestre reconnu, des intérêts mafio-politiques, pas de mariage mais beaucoup d’enterrements… Il n’en fallait pas plus pour susciter l’intérêt des producteurs et des diffuseurs : trois d’entre-eux (TMC, Planète et la plateforme Salto) sont actuellement sur le coup. Et les trois envisagent de traiter le sujet sous la forme d’une série documentaire. Aux Etats-Unis, on parle de «true crime», genre typiquement américain dont les codes narratifs sont empruntés à la fiction. C’est sous cette forme également que Netflix s’est saisi de la fameuse et toujours irrésolue affaire Gregory avec une mini-série documentaire en 5 épisodes. « Un récit efficace mais lacunaire qui, sans apporter d’élément nouveau, s’attache à faire monter l’angoisse », commentera l’hebdomadaire Télérama lors de la diffusion en 2020, confirmant ainsi que le mode narratif dicte sa loi.
Plus proche de nous, l’affaire Bettencourt, qui a mis aux prises la justice, le monde politique et la richissime actionnaire du groupe L’Oréal, remplit parfaitement le cahier des charges d’une série populaire. La preuve, deux projets sont actuellement en cours, dont l’un signé par la société de productions du journaliste David Pujadas. Si les noms et les profils des protagonistes de l’affaire seront modifiés, la trame de l’histoire s’inspirera directement du “conflit familial” et de la “lutte de clans” qui a opposé Françoise Bettencourt Meyers à sa mère pendant 10 ans. Franchissant une étape supplémentaire dans le glauque, deux séries vont être réalisées sur les acquittés d’Outreau (une affaire pénale d’agression sexuelle sur mineurs concernant des faits qui se sont déroulés entre 1997 et 2000), l’une pour Netflix, l’autre pour France Télévision. Il y a quelques mois, c’est TF1 qui diffusait La Traque, un téléfilm retraçant l’arrestation de Michel Fourniret, le tueur en série. Son fils avait alors adressé en vain une lettre à la chaîne de télévision française, trouvant « honteux que l’on puisse s’inspirer d’une telle cruauté » pour un divertissement. Bien qu’une partie des téléspectateurs ait manifesté une même indignation, La Traque a permis à la chaîne de figurer en tête des audiences de la soirée. Dernier avatar de cette course au fait divers, Gaumont vient de racheter les droits du livre des parents d’Alexia Daval pour une adaptation à l’écran. Rappelons que la jeune femme a été assassinée par son époux, Jonathann Daval, qui a joué – avec un certain talent – les veufs éploré avant d’être condamné à une peine de 25 ans de réclusion. C’était il y a à peine deux ans. On ne sera donc pas très étonnés si, d’ici quelques années, les séries accompagnent l’enquête en temps réel. Ou si un serial killer s’improvise réalisateur pour filmer ses propres exactions. Car contrairement à ce qu’affirme le dicton, il semble bien que le crime paie…

LC