Les arts vivants peuvent-ils le rester?

L’épidémie de Covid-19 a-t-elle porté un coup fatal à une certaine “manière” de faire du théâtre? En sapant notamment les bases d’un 4e mur façonné par les regards des spectateurs, dont la présence devient aléatoire? Au-delà des pertes financières, c’est tout l’écosystème du théâtre qui est frappé de plein fouet.

“11 septembre 2001”, de Michel Vinaver, mis en scène par Pierre Dubey © Christoph Lehmann

C’était le 11 septembre dernier. Difficile d’oublier la date. Au Tamco (Théâtre d’art moderne et contemporain) à Genève, le metteur en scène et comédien Pierre Dubey présentait 11 septembre 2001, de Michel Vinaver. Une pièce “documentée” qui réexamine les fameux attentats, esquisse une perspective critique et dresse une chambre d’échos à la fois artistique et journalistique où se téléscopent les émotions et les points de vue. La mise en scène, précise et inventive en diable, ne faisant usage de l’image que pour mieux cerner la vérité des corps et des esprits. Bref, un petit bijou théâtral, serti par une impeccable distribution.

Cette longue entrée en matière n’a pas seulement vocation à évoquer un spectacle qui eut mérité une couverture médiatique plus conséquente (où étiez-vous, ami.e.s journalistes, ce 11 septembre-là?). Il se trouve que la dimension symbolique de la pièce, dans tous les cas de son sujet, résonne avec ce qu’il advint des arts vivants en cette période de crise sanitaire. Minés par le doute et fragilisés dans leur économie, ils s’effondrèrent dans un nuage de fumée d’autant plus épais qu’il mêlait légitimes questions et volutes égotiques – car il fut aussi question d’une culture sûre de son bon droit mais néanmoins larmoyante. S’il est vrai qu’il y a un avant et un après 11 septembre, il faut désormais se résoudre à l’idée qu’il existe un théâtre d’avant la pandémie et un autre qui lui a survécu, oui, mais dans quel état (et là, j’insiste sur le fait que la culture, même si elle dispose d’une loge d’honneur dans le marasme, n’est ni la seule ni la première victime).

“Rien ne sera plus comme avant”, constate ainsi Robin Renucci, le directeur des Tréteaux de France, avant d’ajouter judicieusement: “Cette formule ressassée recouvre simultanément une crainte et un espoir: allons-nous subir une intensification des logiques productivistes ou allons-nous au contraire réussir à transformer en profondeur nos façons de produire des oeuvres, de les partager, afin de retrouver un monde habitable?” Entendez-vous ce grondement qui s’élève des plateaux? Et qui, avant que tout ne s’effondre, fait vaciller les tours – ceux des illusionnistes qui enchantent la scène? Oui, entendez-vous la “logique productiviste” en marche? Ce productivisme qui n’est finalement pas très éloigné du mouvement russe du même nom: il érige des “fabriques” en lieu et place des salles de spectacles. Il tend de confortables chaises manufacturées à qui veut s’assoir alors qu’il faut se tenir debout pour scruter l’horizon (debout, c’est-à-dire dans l’inconfort des incertitudes et des questionnements ouverts). Il perpétue des schémas reproductibles jusqu’à plus soif…

C’est donc un théâtre déjà affaibli, contaminé par le mercantilisme et parfois soumis à l’imposture marketing, qui a pris de plein fouet l’offensive virale et son cortège de contraintes. Un théâtre qui s’est à l’occasion complu à évacuer le sens pour n’en conserver qu’un: celui des affaires. Un théâtre, enfin, déchiré entre un passé qui le fige et un avenir qui le disperse. Voilà pourquoi on peut déceler dans le spectacle de Pierre Dubey une signification plus large que son seul propos: parce qu’il privilégie l’ingéniosité à l’esbrouffe, parce qu’il ne fait usage de l’image que pour la soumettre, parce qu’il ne laisse jamais le sens se dissoudre dans la forme, aucun dévoiement “marchand” – comme on marchande un corps qui serait celui du théâtre – n’en affecte les fondations. Ce qui est vivant, dès lors, c’est donc cette résistance – appelée de ses voeux par Robin Renucci – au productivisme, cette façon de faire théâtre avec les outils du théâtre et non ceux du marketing, lesquels s’adjoignent désormais l’impératif “médiation” tant les spectacles sont devenus incapables d’accomplir cette mission par eux-mêmes. 

Il va falloir résister, oui, car la tentation sera grande de s’adosser à la crise pour désamorcer ce qu’il reste de mordant et d’inéducable dans le théâtre. Ce côté “voyou” qui effraie tant les administrateurs, dès lors que l’audace déborde des normes communément admises (et jamais, sans doute, la transgression n’a été tant formatée). En avril 2005, trois semaines avant que Michel Vinaver ne présente sa pièce à Los Angeles, l’ambassade de France avait refusé d’accorder les 5000 dollars qu’elle avait promis: certains passages du texte pouvaient nuire aux bonnes relations franco-américaines. Les représentations eurent lieu, mais l’aveu demeurait. Une crise, politique, économique, sanitaire, peut justifier la mise au pas d’un art.

A ces risques, rendus plus aigus par le Covid, s’ajoute celui de voir se contracter le rapport direct au public. Dans un article parue il y a une quinzaine d’années dans la revue Etudes et intitulé “Le théâtre est vivant”, l’auteur Philippe Sabres rappelait à juste titre que “le théâtre, à l’heure télévisuelle (ndlr: aujourd’hui celle des écrans), comme l’a magnifiquement dit Laurent Terzieff lors d’une cérémonie de remise des “Molière”, a pour lui d’être l’une des dernières expériences collectives proposées. On sort de chez soi. On s’assemble. La ferveur vient de la rencontre avec les acteurs. Le spectateur a, lui aussi, comme l’acteur, ses instruments corporels et mentaux pour vibrer. Spectateurs et acteurs vibrent ensemble. Ce n’est pas rien”. Non, ce n’est pas rien. A l’heure des jauges réduites, des pass sanitaires, des drive-in théâtraux et du recours au numérique – “Le monde numérique doit être un complément, non une alternative”, prévient Dominique Hervieu, la directrice de la Maison de la danse à Lyon – en guise de viatiques, qu’en est-il de l’amplitude de cette vibration? L’avenir dira si la pandémie peut être ou non vaincue. Mais les arts vivants, eux, devront pour survivre refuser de s’engager dans les deux impasses qui les menacent: la logique de marché (et l’esprit de rationalisation qui l’accompagne) et la dématérialisation. 

Lionel Chiuch