Théâtre romand Un #Metoo de retard?

En octobre dernier – soit 4 ans après son équivalent au cinéma – naissait #MetooTheatre en France. Alors que l’initiative se heurte encore à de nombreuses résistances, elle ne trouve qu’un faible écho sur les scènes suisses romandes. La précarité n’est pas étrangère à ce phénomène.

Cible d’humiliations et d’insultes quand elle a débuté sur les planches, la comédienne française Jeanne Balibar a bien résumé le défi que représente une prise de parole dans le milieu du théâtre : « Il faut protéger les femmes sans pour autant transformer l’art de la représentation en bréviaire, ou en simple exécution d’un cahier de charges réglementé. Ce sont des questions épineuses auxquelles il n’y a pas de réponses simples ». Ces propos, tenus à l’occasion d’un entretien accordé à Télérama, faisaient suite au lancement du hashtag #MeTooTheatre au début du même mois. Comme si, après bien des atermoiements, la profession s’était enfin décidée à se glisser dans le sillage de la vague qui a submergé le cinéma en 2017.

 © LC

Le corps du délire

C’est une vague d’une bien moindre ampleur qui traverse aujourd’hui les scènes. Ses éclaboussures restent bénignes et c’est à peine si elles atteignent les coulisses. Il faut bien l’admettre: deux maux frappent aujourd’hui le théâtre. L’un se propage via un virus obstiné qui vide les salles et entrave le développement des projets. L’autre, plus sournois, réside dans les rapports de force qui se sont installés sur les plateaux, notamment depuis l’avènement des metteur.e.s en scène. Mais aussi dans les errements de certaines directions, peu soucieuses d’appliquer les règles d’égalité qu’elles prônent dans leurs spectacles. D’où, au-delà des seuls cas de harcèlements sexuels ou moraux, certains comportements qui relèvent de la maltraitance. Si cela touche avant tout les comédien.ne.s, le personnel administratif et technique n’est pas pour autant à l’abri : on a vu des secrétaires enceintes subir des pressions qui ne sont pas dignes d’une institution, des techniciens passer en pertes et profits à l’occasion d’un changement de direction, des équipes entières subissant les caprices de leur direction. A cela, il a longtemps fallu ajouter la passivité d’autorités qui préféraient regarder ailleurs…
Reste que si le mouvement a eu du mal à atteindre les plateau c’est que, comme le relève encore Jeanne Balibar, « très peu d’entre nous sont en mesure de dénoncer (les comportements qui terrorisent), car nous craignons de ne plus travailler ». Ce que confirme la sociologue Laetitia César-Franquet, du Centre Émile Durkheim, en relevant que le « retard du mouvement au théâtre vient de la précarité du milieu, avec cette peur de perdre des rôles ». Mais la sociologue ajoute à juste titre que dans cette discipline « il y a une certaine norme qu’on peut faire du corps ce que l’on veut ». Car le corps, sur scène, n’est plus soumis aux mêmes lois que celles du communs des mortels. Ni aux mêmes contraintes. Il lui faut « donner corps », justement, aux exigences de la création, à ses excès parfois. Il lui arrive d’être maltraité, bafoué, exhibé, dans une chorégraphie impulsée par l’âme ou qui l’entraine à son tour. On ne sort pas indemne d’un texte d’Artaud ni de Sarah Kane. On n’en sort pas indemne mais du moins importe-t-il d’avoir choisi cette immersion-là. D’en avoir pesé les tenant et les aboutissants avant d’accepter de plonger. Ou non. Comme le souligne justement le metteur en scène Jérôme Richer, “sous le prétexte que nous exercerions un métier dit passion, on devrait accepter n’importe quoi. On reste encore trop souvent dans la sacralisation de l’artiste génial, à qui on passe tous excès, toutes les brutalités, qu’on est pourtant prompt à condamner chez une personne d’un autre milieu. Le génie n’excuse rien”. A trop jouer les démiurges, certain.e.s metteur.e.s en scène oublient quelquefois cette vérité-là. Encore s’agit-il ici d’enjeux purement artistiques. Ce n’est pas toujours le cas et les conditions d’exercice du métier, qui favorisent la promiscuité, les tensions et l’exacerbation des fragilités, fournissent un terreau idéal à celles et ceux qui ne font usage du pouvoir que par l’abus. 

Témoignages

« C’est au niveau professionnel que cela se corse pour les femmes. Le théâtre est un milieu médiéval basé sur une hiérarchie quasi féodale. A grand renfort de courbettes et décolletés, la comédienne tente d’imposer son talent tant qu’elle est jeune. Et puis le théâtre est basé sur la séduction, l’amour, la triangulation, l’humain. Le consentement est souvent là, c’est vrai, mais pas forcément le choix… Et je rappelle que cela nous semblait assez normal»Zoé Reverdin, metteure en scène

 

« On n’a pas de véritables stars au théâtre, ou très peu. Si Metoo au cinéma a eu autant de retentissement, c’est parce que le mouvement était porté par des stars, des personnes connues du grand public. Mais qui se soucie réellement des conditions de travail dans nos métiers de la scène ? Très peu de personnes. Ce n’est pas un sujet médiatique. En réalité, il y a plein d’autres métiers où il n’y a pas encore eu de libération de la parole – ou plutôt de libération de l’écoute. Si j’ai été personnellement soulagé que des choses émergent enfin, je suis conscient que l’évolution en cours prendra du temps. On sait, par ailleurs, que nous ne sommes pas à l’abris de retours en arrière. C’est la raison pour laquelle j’estime que le mouvement doit aussi être porté par des hommes. Nous avons tout à y gagner »Jérôme Richer, auteur et metteur en scène

 

« Nous sommes dans une société patriarcale et capitaliste, où l’employeur est presque tout-puissant. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que cette société résiste à la vague MeToo!… Et le théâtre est représentatif de cette société; il y a moins de personnages féminins et l’on n’envisage toujours pas de faire jouer les rôles d’hommes tirés du répertoire par des femmes, même si le statut de ces dernières a changé».  Isabelle Bonillo, comédienne

 

« C’était de notoriété publique que certaines personnes avaient des attitudes plus que douteuses. Même si cela me révoltait quand on me relatait les événements, je n’ai jamais pu agir concrètement et je ne l’explique pas aujourd’hui. Je pouvais au mieux écouter la personne qui subissait et la rassurer sur son ressenti. Mais on ne peut pas effectuer l’ultime démarche (dénoncer) pour l’autre. Je pense aussi que nous étions moins «armées» qu’aujourd’hui : on ne savait pas comment procéder, on ne savait pas toujours de quel champ d’action on pouvait disposer sans que cela nuise à notre travail et notre parcours».  Hélène Hudovernik, comédienne

Quid de l’envers du décors? Crédit: LC

Prendre le mal à la racine

En France, les témoignages affluent sur Twitter, où ils se comptent par milliers (6000 en quelques heures le 7 octobre, jour de lancement du hashtag). En Suisse, si le Syndicat Suisse Romand du Spectacle a créé l’association Safe Spaces Culture (voir ci-dessous), le hashtag #MetooArtsVivants n’a pas eu le retentissement espéré. « La Suisse romande n’a jamais été bavarde », constate la metteure en scène Zoé Reverdin. Des réticences culturelles, certes, mais qui s’expliquent là aussi par la crainte de ne plus trouver d’emploi. « Les comédien.ne.s n’ont en général que des contrats à durée déterminée. Leur salaire est très instable. Comme les places sont rares et la concurrence rude, il est difficile de dénoncer par peur de perdre sa place ou de passer à côté de nouveaux engagements », note la comédienne et directrice artistique Pauline Epiney. Et d’ajouter « le milieu est très petit, tout le monde se connaît plus ou moins et il m’apparaît que la peur est d’être rejeté par l’ensemble de ses protagonistes. Il y a des familles, des amitiés… ». L’exiguïté du territoire romand est un facteur à ne pas négliger : difficile d’y poursuivre une carrière si l’on est placé sur une liste noire. « Comment prendre la parole, dénoncer des violences qu’on a subi quand cela risque d’avoir des conséquences néfastes sur nos chances d’exercer nos métiers ? » s’interroge à son tour Jérôme Richer. Pour lui, « il y a probablement tout un cadre professionnel à revoir – et dès la formation des comédiens et comédiennes. Depuis le mois de juin 2020, le compte Instagram « Paye ton rôle » dénonce les violences dans les écoles de théâtre. Ce qu’on peut y lire est souvent effarant. Parfois cela peut paraitre anodin, mais cela participe de cette culture du viol à la française, si bien décrite par Valérie Rey-Robert dans son ouvrage du même nom* ».

Faut-il alors traiter le mal à la source, en commençant par les lieux de formation ? « Dans le monde du théâtre les étudiants sont plus âgés que dans d’autres disciplines quand ils deviennent professionnels, constate Zoé Reverdin. L’abus serait donc plutôt d’ordre psychologique dans les conservatoires de théâtre. Et c’est, j’insiste, souvent tout aussi meurtrier si on considère les conséquences sur l’avenir de l’étudiant.e. Là je considère les femmes égales aux hommes car tous sont sous influence du professorat ». Sorti de l’école, les choses ne s’améliorent pas forcément. Longtemps, même, l’improvisation a tenu lieu de méthode. « Cela fait maintenant 20 ans que je suis sortie du Conservatoire, raconte la comédienne Hélène Hudovernik. A cette époque on avait très peu de cadre horaire. On arrivait en répétition et on ne savait pas toujours quand on allait en sortir. C’était plutôt mal vu de demander un programme, des horaires, même parfois les conditions de travail. On pouvait passer pour le-la comédien.ne fainéant.e. »
Cette joyeuse anarchie, si elle était propice aux trouvailles et à la camaraderie (« J’aimais aussi cette ambiance, confie la comédienne, où l’on se plongeait totalement dans le travail, où rien d’autre n’avait d’importance, avec une équipe qui devenait sa famille du moment »), l’était aussi aux dérapages. Et la « famille » du théâtre fut parfois déchirée, obligée de faire le grand écart entre résolution des problèmes et respect de l’omerta issue de relations parfois très étroites. « Là encore, je pense que les gens parlent peu entre eux, relève Pauline Epiney. Si on évoque un événement, on est presque sûr que notre interlocuteur.trice connaît la personne en question et que, si ça se trouve, il.elle l’apprécie ».

L.C.

Valérie Rey-Robert – Une culture du viol à la française, Du “troussage de domestique” à la “liberté d’importuner” (éditions Libertalia)

Libérer la parole

Pour autant, faut-il peindre le diable sur la muraille ? Et considérer la scène romande comme une zone de non droit ? Si tout le monde, ou presque, a entendu parler de tel ou telle metteur.e en scène autoritaire, de comportements parfois ambigus, qu’en est-il de la réalité sur le terrain ? Impossible de dresser un bilan exhaustif, mais l’on peut se faire une petite idée à travers quelques témoignages.

« J’ai vu de telles choses, de telles pressions, de telles maltraitances… larvées, terribles… de tels passe-droits, réagit ainsi Isabelle Bonillo. J’aurais d’abord envie de dénoncer cela, dont le harcèlement est un dérivé. Encore faut-il que ce soit reconnu par des gens de pouvoir qui ne se rendent même plus compte qu’ils en abusent tellement c’est normal! ».

Monica Budde relève elle avoir « eu connaissance de divers cas de harcèlement par des collègues. Personnellement la seule fois que le metteur/patron m’a fait une proposition je suis partie d’un fou-rire qui a duré toute la scène et il n’a plus jamais recommencé… ».

De son côté, Pauline Epiney déclare avoir « été victime de harcèlement sexuel de la part d’un metteur en scène il y a plusieurs années. Je ne travaillais pas avec lui, il n’y a pas eu de chantage, mais le harcèlement était bien réel ».

Plus chanceuse, Hélène Hudovernik dit n’avoir “jamais été directement concernée par le harcèlement”, n’ayant eu affaire qu’à des “paroles rapportées”. Quant à la comédienne Maria Mettral, elle aussi épargnée à titre personnel, elle “ne connait personne dans son entourage” qui lui ai confié avoir subi du harcèlement.

Si la parole se libère, “il est aussi primordial de ne pas la forcer”, rappelle Jérôme Richer. “Sinon on est dans une double violence. En aucun cas, on peut se substituer à la parole des victimes. Mais cela nécessite de créer un cadre dans lequel cette parole puisse s’exprimer en toute confiance, sans peur pour son avenir professionnel”. Ce cadre, c’est celui que tente aujourd’hui de proposer le Syndicat Suisse Romand du Spectacle avec l’association Safe spaces culture.  Cette dernière s’est notamment fixée pour but « d’offrir un soutien externe neutre et bienveillant en cas de souffrance ou de difficulté sur la place de travail (harcèlement psychologique ou sexuel, pression, …) ». “Il ne s’agit pas d’une écoute passive mais d’offrir un soutien concret en proposant des mesures préventives et d’indiquer les moyens d’action”, précise encore le SSRS en affirmant garantir la confidentialité.

Pour plus d’infos: https://safespacesculture.ch