Théâtre, en vert et aussi contre lui-même

Jusqu’à peu, les thèmes environnementaux étaient essentiellement traités sur les scènes des théâtres. Qu’importait le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse des bonnes intentions. La crise sanitaire aura agi comme un accélérateur pour qu’aux mots succèdent enfin les actes.

Off d’Avignon: l’équivalent de 450 arbres en affiches © LCh

Longtemps, théâtre et vert ont fait mauvais ménage. Une histoire de pigment toxique qui tourna à la superstition. Plus concrètement, la scène des 150 dernières années a suivi le courant naturaliste (et réaliste), lequel dissimulait sa proximité avec le mouvement contre la nature de l’industrialisation en privilégiant un récit exclusivement social de la vie humaine. Alan Read, professeur de théâtre et auteur de Theater and Everyday Life, résume cela assez bien: “La nature est si problématique pour les disciplines culturelles qu’il faut l’ignorer de peur de ses effets sur le statu quo entre des disciplines puissantes et d’autres qui leur sont subordonnées”. En clair: “Cachez cet arbre que je ne saurais voir”.

Le propos, réticent ou au mieux indifférents à l’environnement – même dans La Mouette de Tchekhov, la nature reste un élément du décor -, s’est toujours doublé d’un souverain mépris à l’égard de ce dernier dans la pratique même de l’art. Depuis Léonard de Vinci et ses machines fumantes jusqu’aux mises en scène spectaculaires d’un Kieslowski ou d’un Castellucci (ce qui ne préjuge pas de leur talent), on ne s’est guère soucié des arbres abattus ni des kilowatts consommés pour renforcer l’illusion théâtrale et mettre ainsi le crédule spectateur dans sa poche. Du côté des coulisses, des loges et des bureaux, cela ne valait pas mieux: bouteilles en plastique à moitié vides oubliées dans un coin du plateau, décors à usage unique qui partent en fumée sans souci de recyclage, montagnes de programmes, affiches et autres flyers abandonnées à leur triste sort…

La crise sanitaire n’aura fait que renforcer une récente attention portée au “développement durable” et aux considérations environnementales. Toutefois, en accélérant le déplacement vers le numérique, elle n’a rien résolu: la dématérialisation des programmes et des courriers a un impact direct et conséquent sur l’environnement. Ainsi, un e-mail d’un mégaoctet émet lors de son cycle de vie 20 g de CO2, soit l’équivalent d’une lampe de 60 W allumée pendant 25 minutes. A ces écrits, il faut ajouter les vidéos mises en ligne par les théâtres, souvent via la plateforme Youtube, ainsi que les innombrables newsletters. Qui sait, en outre, que le data center d’un théâtre comme celui du Rond-Point, à Paris, qui envoie chaque mois une lettre d’information à ses 20’000 abonnés, est implanté en Suisse, à Berne? Si l’on ne doute pas de la bonne volonté des salles qui renoncent au print (l’imprimé) – surtout quand on sait que, par exemple, chaque édition du Off à Avignon représente 32 tonnes de papier, soit l’équivalent de… 450 arbres! -, on ne peut négliger qu’en seulement dix ans le poids du numérique en terme d’émissions de gaz à effet de serre a doublé, passant de 2 à 4%. Ce qui, mine de rien, représente plus que l’ensemble du secteur aérien!

Puisque l’on évoque les transports, empruntons-les. Mais avec circonspection. Depuis une poignée d’années, et là encore le Covid en a précisé l’urgence, la question des tournées des compagnies fait débat. Pour Anne Bisang, la directrice du Théâtre Populaire Romand (TNP) à La Chaux-de-Fonds, et Mathieu Bertholet, le directeur du Théâtre Le Poche à Genève, “ce modèle a vécu”. Il faut désormais ranger les passeports et privilégier l’ancrage local, en favorisant les productions à taille humaine. En cela, les deux directeurs.trices font écho à La Charte des artistes, acteurs et actrices culturel.e.s pour le climat initiée il y a 2 ans par le dessinateur Tom Tirabosco, le dramaturge Pierre-Louis Chantre et l’auteur de théâtre Camille Rebetez. Cette charte, qui requiert l’adoption d’engagements écologiques précis, préconise notamment de réduire et même de supprimer les voyages en avion dans le cadre de la pratique artistique. En France, le chorégraphe Jérôme Bel a adopté une approche encore plus radicale: s’il a su médiatiser son recours au skype et son refus d’emprunter les transports aériens, il propose ni plus ni moins de boycotter les compagnies qui ne prennent pas le train. Une “posture moralisatrice” et “contre-productive” dénoncée par ses détracteurs. “Jérôme Bel n’aurait-il pas pu être un peu plus radical: rester chez lui, couper le chauffage, ne plus répondre aux sollicitations des journaux qui gaspillent du papier et réduire drastiquement son empreinte carbone en s’abstenant de créer”, ironise sur son blog le metteur en scène Thibaud Croisy.

Faudra-t-il donc revenir à la bougie (qui donne d’excellentes lumières mais contrarie les plans de sécurité des salles)? Quoi qu’il en soit, même s’il procède parfois par excès, le cercle vertueux s’élargit chaque année au travers d’initiatives variées. En 2019, Nuithonie (Fribourg) organisait “On ne badine pas avec la planète”, une journée de présentation et de rencontre des différents acteurs écologiques de Fribourg et de ses environs. Aux dernières Biennales internationales du spectacle, qui se sont tenues à Nantes en janvier dernier, un “village” était consacré au développement durable. Le Off d’Avignon, que l’on a évoqué plus haut, s’est engagé pour sa part à devenir éco-responsable en prônant “la disparition pure et simple de l’affichage” (en fait, quatre lieux emblématiques seraient dévolus à ce dernier, sous la direction de l’association). Auparavant, c’est regroupées sous une même bannière que les directions du Théâtre National Wallonie-Bruxelles, du Théâtre National de Strasbourg, du Festival d’Avignon, de la Schaubühne et de la Comédie de Genève se sont engagées en faveur de l’urgence climatique en exprimant leur volonté de contribuer “à la lutte contre le réchauffement climatique”. Quant au premier directeur du tout nouveau Théâtre du Jura, le metteur en scène Robert Sandoz, il considère que “quand on fait des spectacles sur l’écologie, le féminicide, le sexisme ou le monde de demain, il faut que le théâtre corresponde à ses idées et qu’il soit le reflet du monde”.

Le problème, c’est que le théâtre s’est justement développé sur les mêmes assises que la société dont il se faisait le miroir. Ce qui, pour des projets nés avant les grandes prises de conscience, vient parfois altérer les bonnes intentions. La Nouvelle Comédie de Genève ou le Théâtre du Jura participent, au corps défendant de leur direction, d’une urbanisation adossée à une vision positive de la croissance. Dans un article du quotidien Libération, Barbara Métais-Chastanier, rappelle que “les valeurs et structures qui régissent l’évaluation et le soutien en production et diffusion des oeuvres (injonction à produire, à tourner, à remplir pour laquelle Avignon fait office d’hypermarché) sont héritées d’une époque qui croyait dur comme fer à l’inépuisabilité des ressources, une époque qui se foutait bien du coût social et environnemental de ce modèle présenté comme le seul possible”. La dramaturge invite dès lors à “remplacer les valeurs virilistes de qui-a-la-plus-grosse (salle, scéno, tournée, production, équipe, jauge, durée, etc.) par des valeurs plus fragiles d’interdépendance, de justice environnementale, d’écologie sociale, de relationnalité ou de communalité et par les organisations qui en découlent”.

Au moment où monte la polémique sur la légitimité d’une Cité de la Musique à Genève (coût, utilité, impact environnemental…), il importe de ne négliger aucun point de vue. Et, pourquoi pas, de faire sien ce constat dressé par Samuel Brouillet, directeur technique pour le spectacle vivant: “(La) crise sanitaire fait écho à la crise environnementale où le spectacle vivant doit prendre part, prendre le parti de la durabilité et de la soutenabilité. Nos productions devront demain équilibrer le propos artistique, les finances, la réglementation et maîtriser l’impact énergétique de la tenue du spectacle. Nous devons penser pour panser”.

LC