On se voit à la Première?

En ces temps de Covid-19, on se souvient avec nostalgie d’un autre type de fièvre, plus stimulante, celle qui accompagne la première présentation d’une œuvre au public. Une étape qui soulage autant qu’elle peut mettre les nerfs à vif.

Dans la vie d’un spectacle, la Première équivaut à une mise au monde. « Lorsque l’enfant paraît/Le cercle de famille /Applaudit à grands cris », notait opportunément Victor Hugo. Il arrive toutefois que les invités, blasés ou peu sensibles aux traits du bambin, ne manifestent aucun enthousiasme. C’est ainsi qu’une Première, si elle donne la vie, peut aussi signer l’arrêt de mort d’une aventure théâtrale. Pour autant, si l’expérience permet de percevoir très vite quel accueil sera réservé à une création, l’intuition peut s’avérer fausse. On a vu des spectacles s’élancer vers les cintres avant de basculer dans la fosse. D’autres démarrer timidement avant de réunir tous les suffrages. Quoi qu’il en soit, comment ne pas regretter, en cette période de pandémie, l’émotion et la vive attente qui accompagnent l’instant de la première rencontre?

Première d’Hernani © Albert Besnard

“Un acte mystérieux”

 

Imaginez. Vous venez de passer six semaines à « fabriquer » un spectacle. C’est à la fois beaucoup et peu. Beaucoup, parce que l’élan initial s’est un peu estompé, des doutes sur le bien-fondé de vos choix se sont insidieusement glissés dans votre esprit, certain.e.s de vos partenaires ont dévoilé des tics et des rituels qui vous exaspèrent… Mais c’est peu parce que, si l’on y songe, six semaines pour domestiquer une œuvre, en saisir tous les enjeux, les partager avec une équipe et donner forme à cet incroyable puzzle qui se reformule sans cesse, cela relève du masochisme ou de l’inconscience !

C’est donc au bord de la syncope que vous vous apprêtez à livrer au public le fruit de votre labeur. Par public, il faut entendre bon nombre de vos pairs, toujours friands des Premières (avec un peu de chance, on va pouvoir fourguer un projet au directeur de la salle lors du repas qui suit!), quelques critiques (et vous savez parfaitement que l’un d’entre eux vous voue une haine à la fois inexplicable et définitive) et la poignée de vrai.e.s ami.e.s qui a consenti à gâcher sa soirée pour assister à vos élucubrations (ami.e.s qui, le rideau retombé, se garderont bien de vous livrer un avis sincère).

Dans Qu’est-ce que le théâtre ? (Folio essais), les auteurs Christian Biet et Christophe Tiot se glissent dans la tête d’un auteur de théâtre pour résumer la situation avec humour : « Et maintenant c’est la Première on va entendre et on va voir. Et je vais être au milieu des autres, mais un peu différent des autres. Parce que je suis le seul à qui quelque chose va revenir. C’est ça l’auteur. C’est celui à qui ça revient le soir de la Première. Les spectateurs, ça leur parvient (ou ça ne leur parvient pas). L’auteur ça lui revient. Ou ça ne lui revient pas. Le metteur c’est autre chose. Le metteur le soir de la Première, c’est l’impuissance, c’est avoir envie d’arrêter et de reprendre et pas pouvoir. Les acteurs le soir de la Première, c’est les pompiers, c’est le sauvetage. Ils font ce qu’ils peuvent. Il manque toujours une semaine. Si vous aimez les prématurés venez aux premières venez à l’hôpital ».

Avant la Première, il y a eu la Générale – « dernière répétition, généralement effectuée devant un public invité », nous enseigne Bernard Guiraud dans Entracte, Petite revue des mots du spectacle (ed. Hugo & Cie). La Générale permet notamment d’accueillir les ami.e.s qui sont indisponibles pour la Première. Ou les critiques qui n’aiment pas se mêler au public. Ou sa famille. Certaines Générales ne se distinguent des Premières que par la gratuité de la représentation. Comme les gens sont invités, ils se gardent de toute critique. Rassuré, le metteur en scène peut alors affronter la Première sans faire excès de spiritueux…

Attitude hostile

Qui a vécu une Première côté loges et coulisses sait très bien que lorsque le rideau se lève, les certitudes s’effondrent. Hostile par principe, ou par habitude, le public ne va faire qu’une bouchée des prétentions du créateur. Le public est un fauve assoiffé de sang. Qui, en outre, ne comprend rien au théâtre (comme son double damné, le critique, béotien parmi les béotiens ! ). Comme l’écrivait si justement Charles Baret : « L’auteur écrit une pièce, les acteurs en jouent une autre et le public en comprend une troisième ». C’est du moins le genre de pensées paranoïaques qui s’immiscent dans la tête du metteur en scène ou de l’auteur au soir de la première représentation.

Pour preuve, le 25 février 1830, la fameuse Première d’Hernani, drame signé Victor Hugo, passée à la postérité sous le nom de « Bataille d’Hernani ». Deux visions du théâtre, romantique contre classique, s’y opposèrent avec véhémence. « Il suffisait, écrit Théophile Gautier, de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, — ce n’est pas trop dire — étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre. L’attitude générale était hostile, les coudes se faisaient anguleux, la querelle n’attendait pour jaillir que le moindre contact, et il n’était pas difficile de voir que ce jeune homme à longs cheveux trouvait ce monsieur à face bien rasée désastreusement crétin et ne lui cacherait pas longtemps cette opinion particulière ». Quelques décennies plus tard, la Première de Cyrano de Bergerac (voir encadré ci-dessous) fut plus heureuse, même si son auteur regretta fugitivement d’avoir offert ses vers en pâture au public.

S’il y a des spectacles attendus au tournant, à cause de leur auteur, de leurs interprètes ou de la rumeur qui les précède, d’autres – qui vont pourtant bouleverser le théâtre ! – connaissent des débuts plus discrets. Ainsi, le 10 mai 1950, il y a peu de monde au Théâtre des Noctambules pour découvrir la pièce d’un jeune auteur qui tremble dans les coulisses. Les premiers rires qui accueillent La Cantatrice chauve de Ionesco, puisqu’il s’agit de lui, cèdent vite la place aux insultes : « Mais qu’est-ce que c’est que ces petits cons ! Ils se foutent de notre gueule ! », lance un spectateur. Faute de public, la troupe sera contrainte d’arrêter les représentations après seulement un mois. Bien des années plus tard, lors de l’édition 2005 du Festival d’Avignon, ce sera au tour de Jan Fabre d’être accueilli vertement par une partie du public, au point même d’être qualifié de « démagogue libertaire » par Régis Debray dans un ouvrage intitulé Sur le pont d’Avignon (Flammarion).

Cruelles, enthousiastes, injustes ou flamboyantes, les Premières théâtrales restent l’expression la plus achevée de la rencontre artiste-public. Là où se cristallisent toutes les tensions et, avec elles, toutes les émotions. Là où se joue souvent le succès ou l’échec, même si le spectacle, parce qu’il est « vivant », ne cesse d’évoluer au fil des représentations. C’est cette belle incandescence, fût-elle celle qui allume la mèche des plus âpres polémiques, qui nous manque aujourd’hui. Alors, promis, on se revoit à la première Première? 

« Je suis désolé !»

Nous sommes le 27 décembre 1897. Le Tout-Paris occupe l’orchestre et la corbeille de la Porte-Saint-Martin. Dans un coin du plateau, tortillant sa fine moustache, Edmond Rostand vire au blême. Il vient d’apercevoir Clemenceau au 10e rang. Et, pas très loin, Francisque Sarcey, l’impitoyable critique. C’est trop de tension pour le dramaturge qui se précipite dans la loge de Coquelin, à qui il a confié le rôle de Cyrano. Devant l’acteur, l’auteur tombe à genoux :

– Mon ami, j’implore votre pardon.

– Mais, de quoi ?

– De vous avoir donné, à vous, Coquelin, une pièce aussi inepte, aussi mal écrite. Nous courons à un échec certain. Mon Dieu, comme j’avais raison de vouloir la retirer. Pardonnez-moi !

Coquelin a beau tenter de rassurer Rostand, ce dernier sait très bien que le contrat des comédiens n’a été signé que pour la durée de la représentation. Le directeur du théâtre croit si peu à la pièce que, par souci d’économie, il a fait rafraîchir d’anciens décors et tailler les costumes dans de vieilles défroques. Rostand se souvient aussi de cet ami à qui il a fait lire la pièce et dont le verdict est : « La tirade des nez, très mauvais. Coupez-moi ça carrément ! ».

Le sort semble s’acharner sur le spectacle : le soir des « couturières » – répétition avec les costumes – Maria Legault, qui interprète Roxanne, tombe malade ! Finalement, elle sera de retour pour la Première. Ce soir là, dissimulé derrière une tenture, Edmond Rostand observe la salle avec anxiété. Après seulement quelques minutes, il n’en croit pas ses oreilles : une première salve d’applaudissement vient le cueillir dans son refuge. A la fin du troisième acte, c’est du délire. Ayant vent de la rumeur, Sarah Bernhardt, qui joue Les mauvais Bergers dans un théâtre voisin, expédie son texte pour venir saluer l’auteur de Cyrano. Lequel échappe comme il peut à la ruée des admirateurs, près de deux cents, qui le poursuivent dans les coulisses lors de l’entracte. Au terme du spectacle, on relèvera le rideau plus de 40 fois – oui, 40 rappels ! Il restera ouvert tandis que les spectateurs, riant et chantant, refusent de quitter les lieux et que, empruntant les grands boulevard sur les coups de deux heures du matin, la liesse se propage dans tout Paris.