Sous le pont coule la scène et nos amours

Ils sont une poignée de films à se disputer le douteux palmarès des tournages «catastrophes». Parmi eux, Don Quichotte de Terry Gilliam ou encore Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Mais dans le genre panade, on a rarement fait mieux que Les Amants du Pont-Neuf, de Leos Carax, sorti il y a tout juste 30 ans.

Denis Lavant. Crédit: LCh

A la fin des années 1980, Leos Carax a le vent en poupe. Avec Jean-Jacques Beineix, il vient de ponctuer la décennie déclinante d’une poignée de films qui, comme on dit, marquent une époque. Un même souffle de liberté traverse l’oeuvre des deux réalisateurs, une même impertinence, une volonté identique de s’extraire des ornières du cinéma de papa qui, depuis la Nouvelle vague, roupille un peu.
Avec Boy Meets Girl (1984) et Mauvais Sang (1986), Leos Carax – un anagramme d’Alex, son vrai prénom, et d’Oscar, pour le clin d’oeil au cinéma –  a mis une bonne partie de la critique dans sa poche. Si le grand public reste réticent, les amateurs.trices d’art et de poésie s’enflamment pour ce nouveau venu au regard si singulier. Dans la France de Mitterrand, celle de Jack Lang et de Philippe Djian, l’époque semble vouloir donner un coup d’accélérateur, un peu à l’image de Denis Lavant allongeant sa foulée dans une fameuse scène de Mauvais Sang. Bashung, les Rita Mitsuko et quelques autres fournissent la bande son tandis que le magazine Actuel mythifie le réel et que Canal+ réinvente la télé. Leos Carax, lui, se tait. Pas le genre à se répandre dans les gazettes. Le « cinéaste surdoué de sa génération », titre dont la presse l’a affublé, préfère les caméras aux micros. « Leos ne se cache pas. Le cinéma est pour lui une affaire de mystère », confie alors Juliette Binoche, qui partage sa vie. D’ailleurs, les personnages de ses films, héros urbains en souffrance, ne sont guère plus loquaces. Comme le réalisateur, ils cultivent le mystère, celui d’un cinéma qui se fait la belle et snobe les intrigues trop conventionnelles.

Silencieux, Leos Carax l’a toujours été. Dans le genre taiseux, difficile de faire mieux. Professeur de cinéma à l’université de Jussieux, Serge Toubiana, qui deviendra rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, voit « arriver ce très jeune homme de seize ans. Je ne me souviens pas qu’il ait parlé une seule fois. Son silence m’intriguait ». Intrigant, oui. Farouche, aussi, limite insociable. Comme cette fois où, désireux d’interviewer Godard qui tourne Sauve qui peut (la vie), il est logé chez un technicien qui racontera plus tard : « Il y avait ce jeune type avec sa veste trouée qui dormait sur mon canapé, il n’a jamais dit bonjour ni merci… » Ou cette autre fois, quand Frédéric Mitterrand l’attend en vain sur le plateau de l’émission Acteur Studio : enfermé dans sa loge avec Juliette Binoche, le réalisateur refuse d’en sortir. Il se décidera quinze minutes avant le générique de fin mais l’animateur, agacé, lui fera comprendre qu’il est trop tard…
Voilà pour le bonhomme, qui a brillamment passé le cap du deuxième film. En ce début 1988, c’est en toute logique que l’on attend le troisième avec une certaine impatience. Les investisseurs, surtout, prêts à délier les cordons de leurs bourses. On va voir ce qu’on va voir. Leos Carax s’est fendu d’un magnifique scénario, une histoire d’amour more than life qui se déroule sur le Pont-Neuf, à Paris. Le producteur Alain Dahan y croit, il réunit 35 millions de francs. Jack Lang convainc Jacques Chirac, alors maire de la capitale, de fermer l’ouvrage à la circulation du 25 juillet au 15 août. Tant pis pour les automobilistes, ils passeront ailleurs. Tout va bien, donc, jusqu’à ce que Denis Lavant, qui joue le personnage d’Alex, se sectionne un tendon de la main. Verdict : plusieurs semaines d’hospitalisation et de rééducation. Sous le Pont-Neuf coule la Seine et avec elle un temps qu’on ne rattrape pas. Pas question de repousser la date de réouverture du pont, les Parisiens s’impatientent. Pas question, non plus, de repousser le tournage d’un an, on fêtera le bicentenaire de la Révolution et aucune autorisation ne sera délivrée. C’est alors que l’assureur, Jean-Claude Beineix, le frère du réalisateur, propose d’utiliser le décor dressé à Lansargues pour les scènes de nuit. L’idée est bonne, Carax n’est pas contre, mais il réclame quelques “petits” ajouts : une voie express, des arbres et, pourquoi pas, l’Ile de la Cité en trompe-l’oeil. Le producteur met une fois encore la main à la poche et débourse 15 millions supplémentaires. Et tout notre petit monde – plus de 250 personnes ! – débarque à Lansargues, au sud de Montpellier. Charmante, la commune dispose de nombreux étangs, d’une faune particulièrement riche et d’un « climat méditerranéen franc ». En clair, il y fait chaud et les vents peuvent se montrer violents. Très violents. Comme en ce mois d’octobre justement, où, renforcés par d’abondantes précipitations, ils précipitent la Samaritaine dans l’étang et font danser la gigue à des tonnes d’échafaudage. Il faut ranger les caméras et tout reconstruire.

Personne ne comprend rien à rien

Mais on n’a pas le temps de se lamenter car c’est au tour du montage financier d’avoir du plomb dans l’aile. Les Films Plain Chant, qui coproduisent, déposent leur bilan. On est déjà en mai 89. A Cannes, Gaumont, Canal Plus, Antenne 2 (qui deviendra France 2) s’activent dans les coulisses du Festival de Cannes pour trouver une solution. Il faut sauver le soldat Carax ! D’autant plus que Jack Lang en a fait une affaire personnelle. Le miracle viendra de Suisse : le milliardaire Francis von Buren, qui fonde pour l’occasion la société Paris à Deux, pose 23 millions sur la table. C’est reparti pour un tour. Et pour Lansargues où le réalisateur fait refaire le pont, trop cambré à son goût. Tout cela prend du temps. Trop de temps. L’automne pointe ses camaïeux jaunes mais, pas de bol, l’histoire se déroule en été. Il faut teindre des milliers de branches d’arbre, ajouter une bonne dose de fixant chimique pour que les couleurs tiennent ! Les 400 ouvriers, à qui Carax n’adresse jamais la parole, font la gueule. Il faut sans cesse changer quelque chose, retravailler un détail du décor, arranger une façade.
Pendant ce temps, une sombre histoire de droits contraint le partenaire suisse à jeter l’éponge. Son collaborateur affirme dans le magazine Première qu’il refuse de céder à la « psychose caraxienne ». Carax, lui, ronge son frein. N’est-ce pas le même qui, en 1986, déclarait : « Personne actuellement dans le cinéma ne comprend rien à rien. Tout le monde est tellement perdu. Même les banques ne savent pas vraiment ce qui se passe ! » ? A défaut de savoir ce qui se passe, les banques savent compter : 100 millions de francs se sont déjà envolés dans la garrigue. Il faudra attendre l’intervention de Christian Fechner, qui reprend la production, pour que le film puisse enfin être achevé en 1990.
Au final, le budget initial aura été multiplié par 4. Le tournage, lui, aura duré trois ans. Quant aux 8,5 hectares de décor (35 mètres de haut pour certaines façades), ils seront brûlés en janvier 1991. Le terrain sera nivelé et la nature reprendra ses droits – des droits qui d’ailleurs ne permettraient pas de réitérer l’aventure. Depuis Les Amants du Pont-Neuf, plus aucun décor construit de cette ampleur n’a été financé en France. Ne subsistent sur place que quelques pavés parisiens factices qui affleurent à la surface, derniers témoins de cette “psychose caraxienne”. Et un chef-d’oeuvre, bien sûr. La zone, elle, a été classée.

Le Pont-Neuf, le vrai. Crédit: Francis Hannaway Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported