Du bon dosage de la critique 

Il faudra un jour écrire une histoire de la critique en Suisse romande. Et voir où et en quoi elle agit exactement. En attendant, et comme c’est l’été, on aborde le sujet au gré des vagues, nouvelles et anciennes.

Créer, jouer, proposer, c’est s’exposer à la critique © LDD

Face au plateau de la Comédie de Genève, André Steiger fait corps avec son fauteuil. D’une manière plus générale, on a envie de dire qu’il fait corps avec le théâtre. Nous sommes au début des années 2000 et le « Falstaff du théâtre romand », comme l’a appelé un jour le journaliste Alexandre Demidoff, parle de cet art qu’il a su si bien enseigner aux autres. Puis il se penche vers son interlocuteur et lui lâche, avec cette étincelle dans le regard qu’il gardera jusqu’à sa mort : « Vous savez, nous avons de la chance ici : les critiques sont des gens qui aiment le théâtre. Le problème, ce n’est pas la critique. Le problème, c’est qu’il faut faire avec ce que j’appelle le « pibluc », tous ces professionnels de la profession qui ont leur idée sur la question ».

Soyons précis: même s’il en soulignait les compétences et parfois le talent, le metteur en scène classait les critiques au sein de ce fameux « pibluc », constitué notamment de comédien.nes, metteur.ses en scène, diffuseur.ses, etc. Une sorte d’ersatz du public « authentique » qui, souvent, ne paye pas sa place et s’appuie sur ce privilège pour délivrer les critiques les plus vitriolées. Qui aime bien châtie bien, on connaît la chanson. L’auteur de ces lignes la connaît aussi puisqu’il fut membre de cette étrange congrégation – constituée de spectateurs plus ou moins avertis – parfois crainte mais plus rarement respectée. A ce titre, il se souvient des conversations d’après spectacle avec des confrères dont la verve, tavelée de fiel, se métamorphosait en miel lors de la publication. Qui aime bien châtie bien, mais pas trop quand même. C’est que, comme le relevait encore André Steiger, la critique suisse fut longtemps « bienveillante ». Au point même que l’on pouvait entendre le directeur de publication d’un grand quotidien romand conseiller à la rubrique culturelle de cultiver l’esprit positif et d’écarter les sujets qui fâchent. En clair : de pratiquer la critique sans y mettre d’esprit critique. On voit ce que peut donner ce raisonnement appliqué à toutes les rubriques…

“Un dissolvant de l’âme”

Il est de bon ton d’évoquer un « âge d’or » de la critique. On déplore alors le manque de place octroyée aujourd’hui au théâtre dans les médias ainsi que la médiocrité des articles, qui préfèrent l’impressionnisme à l’analyse. C’est une légende qui prospère encore. Au début du XXe siècle, la critique de théâtre occupait souvent un petit encadré d’une dizaine de lignes, coincé entre une publicité pour un antitussif et l’annonce d’une vente de charité. Certains auteurs, parce qu’ils étaient des « plumes », s’épanchaient dans des publications plus confidentielles. Ce fut le cas d’un Léon Bloy qui, quand il ne s’extasiait pas devant le jeu de Sarah Bernhardt, assassinait l’auteur de la pièce, conspuait la distribution et vouait le public (toujours crédule!) aux gémonies. Cette véhémence, partagée par quelques auteurs, débouchait parfois sur un duel matutinal, mortelle poésie.

En Suisse, on n’était pas plus tendre. Comme le rappelle Jacques Béranger en évoquant la création du Théâtre du Jorat dans Une vie de théâtre (Ed. Du panorama, 1964), « ne lisait-on pas, par exemple, dans des feuilles romandes, que « le théâtre était un lieu de perdition et d’immoralité ! ». Ne lisait-on pas, encore, que « la pratique du théâtre est un dissolvant de l’âme ! ». Ou encore, dans un autre éditorial, ne pouvait-on pas lire que « en fréquentant le théâtre, on se rendait complice de la démoralisation, si générale dans le monde des acteurs ? ». Sur ce dernier point, on conviendra toutefois qu’il reste beaucoup d’acteurs démoralisés, notamment en cette période de Covid-19.

Rêgles d’élégance

Brandissant l’antienne affirmant que « la critique est aisée » et « l’art difficile », on peut toujours faire fi des considérations de ceux qui, finalement, ne suent pas sang et eaux pour monter un spectacle. Comme le constatait, un poil désabusé, l’éminent critique dramatique Matthieu Galey : « Mes articles s’en iront au vent. Personne ne se souviendra même de mon nom ». Tout en ajoutant qu’il lui fallait « tout de même créer, laisser une trace autre que ces bouts de papier qui ne servent plus, le lendemain de leur parution, qu’à envelopper les salades ».

Des salades, soyons honnêtes, il en existe aussi sur scène. Il y a toutefois pléthore d’euphémismes pour faire passer une sauce ratée. « Spectacle maladroit mais sympathique », « on ne peut que saluer l’honnêteté et la sincérité du metteur en scène », « une distribution sans faille ». Car même si elle a des failles, au point de se lézarder du plateau aux cintres, la distribution ne peut faire l’objet d’aucune attaque. On ne saisit pas un sujet dans un groupe pour l’exposer à la vindicte populaire. Au pire, on le passe sous silence. Un silence qui lui en dira long. Car personne n’est dupe. Et tout le monde respecte les règles de l’élégance qui n’admettent pas que l’on puisse dézinguer un.e comédien.ne, peut-être dans un mauvais jour.

La vérité, c’est qu’une critique ne porte jamais sur un spectacle mais sur une représentation. Un instant T. Un instantané. Le possible d’un soir. Et tant pis si ce soir-là est justement celui de la deuxième, là où la tension retombe, où le miracle se replie sur lui-même, où les problèmes tant redoutés jusqu’ici se bousculent soudain au portillon (ce n’est pas toujours vrai, il y a des deuxièmes mémorables, mais cette deuxième représentation fait l’objet de moult appréhensions de la part des créateurs, d’autant plus que certains critiques choisissent précisément ce soir-là pour se glisser dans un coin et scruter chaque geste, chaque parole, avides d’assister à la chute des anges).

Mais qu’importe, puisqu’ils vous le diront, les metteurs.ses en scène se moquent de la critique. Sauf, bien entendu, si elle est élogieuse. Dans ce cas, l’auteur aura droit au plus grand respect, on saluera son acuité et la justesse de son analyse. Dans le cas contraire, on précisera qu’on ne lit plus les critiques depuis bien longtemps. Plus discrètement, on traitera le coupable de tous les noms en lui souhaitant une mort douloureuse. Ce à quoi, paraphrasant Marcel Achard, le critique pourrait toujours répondre: « Je n’ai pas beaucoup aimé sa pièce. Il faut dire que je l’ai vue dans de mauvaises conditions : le rideau était levé ! ».

Lionel Chiuch