Désir et séduction: enjeux dangereux 

Si Dom Juan en incarne une forme d’absolu, la séduction figure au coeur du « jeu » d’acteur.trice, qu’il s’agisse de théâtre ou de cinéma. Avec son corolaire le désir. Au risque, parfois, de briser la cloison entre réel et fiction.

Avec Zulawski, réalité et fiction s’étreignent © LDD

C’était un type costaud qui en pinçait pour les émois juvéniles. D’ailleurs, il ne s’en cachait pas. Il en faisait même des films. Ces derniers étaient plus ou moins appréciés par la critique et l’un d’eux fut un tremplin pour la carrière cinématographique de Vanessa Paradis.

Pour trouver des actrices « émouvantes », le réalisateur organisait de nombreux essais, durant lesquels les jeunes femmes devaient se caresser jusqu’à la jouissance. « Le contact physique est la ligne rouge que je ne franchis jamais », précisait-il. Sa méthode était éprouvée et probablement éprouvante. Jusqu’au jour où quelques comédiennes, qui s’étaient vues refuser un rôle après « essais », décidèrent de lui faire un procès. Et Jean-Claude Brisseau, puisqu’il s’agit de lui, le perdit. Nous étions en 2005, il y a donc un siècle ou deux, et dans l’article que lui consacre alors le Nouvel Obs’, le journaliste prend partie pour le cinéaste, qui se justifie en assimilant sa méthode à celle d’un artiste. « Somme toute, commente l’auteur de l’article, il n’avait pas tort : on ne conteste pas à un peintre le droit de faire des nus d’après nature, fût-ce pour jeter la toile ensuite ».

Ce « jeter la toile ensuite » laisse dubitatif, parce que l’on peut y lire comme une métaphore du peu de considération accordée aux nombreuses victimes. Lesquelles furent bien désignées comme telles par la justice de l’époque. Après cela, Le Figaro pouvait légitimement titrer : « Jean-Claude Brisseau : condamné par la justice, pas par le cinéma ». Une fois encore, mais plus pour longtemps, l’art était brandi par ses défenseurs comme une sorte d’ultima ratio regum. Manière d’affirmer qu’en son nom tout devient possible, puisque la transgression figure justement parmi ses attributs. Qu’importe si, au passage, la fiction déborde sur le réel et crée quelques dégâts… Jean-Claude Brisseau nous a quitté depuis mais la confusion lui a survécu. Elle jette un flou pas forcément artistique sur nombre de disciplines, notamment au cinéma et au théâtre, où désir et séduction sont des ingrédients récurrents.

Cinéma et voyeurisme

Qu’on le prenne par un bout ou par un autre, le cinéma reste l’art assumé du voyeurisme. Il lui faut donc un objet du désir, fût-il ou non obscur. « Le temps d’un film, nous partageons une modification globale de la conscience d’un personnage, et nous voyons le monde à travers ses yeux, ou plutôt à travers son regard : nous entrons dans le monde de son désir », note ainsi Olivier Pourriol au début de  Vertiges du désir/Comprendre le désir par le cinéma (Ed. NiL, 2011). Désir du personnage qui, bien souvent, relaie celui du réalisateur.

Avant Brisseau, il y eu – à des degrés différents – Hitchcock, Bunuel ou encore Truffaut. Le premier avaient des rapports que l’on qualifiera de « compliqués » avec ses actrices et le thème du voyeurisme traverse ses films. Le deuxième y ajoute le fétichisme. Quant au troisième, ainsi que le relève Michel Marie dans Les grands pervers du cinéma (ed. Armand Colin 2009), son œuvre entière « est inscrite sous le signe du voyeurisme, depuis les jeunes garçons des Mistons (1958), qui observent les baisers d’un couple d’amoureux, jusqu’à Bertrand Morane (Charles Denner), L’Homme qui aimait les femmes (1977), qui aimait surtout voir leurs jambes en contre-plongée, comme un spectateur assis dans son fauteuil ». Car le voyeur, au final, c’est toujours le spectateur.

Tout cela, le désir, le regard (amoureux ou pas), et pour finir la séduction, est magnifiquement résumé dans la scène d’ouverture de L’Important c’est d’aimer (1975). On y voit le photographe Servais Mont, interprété par Fabio Testi, saisir dans son objectif Nadine (Romy Schneider) tandis que cette dernière tourne une scène scabreuse. Mais c’est quand la comédienne abandonne ses répliques pour lui demander de cesser de la photographier qu’il renonce au filtre de son appareil pour la regarder – et donc la voir – vraiment. Andrzej Zulawsi, le réalisateur, va d’ailleurs jouer tout au long du film sur différents tableaux, puisque la réalité (celle de l’histoire) vient faire écho à la fiction – celle du cinéma comme, plus tard dans le film, celle du théâtre. Au final, tout s’imbrique pour affirmer la prééminence de la vie. D’où des frontières parfois mouvantes que certain.e.s n’hésitent pas à franchir. Dernièrement, reprenant une formule depuis longtemps en usage, la réalisatrice Maïwenn confiait « avoir besoin d’être amoureuse de (ses) acteurs ». Avant elle, Claude Lelouch affirmait que « diriger une actrice, c’est lui faire l’amour avec des mots ». C’est quand les actes accompagnent la parole que les problèmes surgissent…

Théâtre des passions

L’ambiguité règne également sur les scènes. Et pour cause : le théâtre « se réclame depuis longtemps de la seductio, rappelle Diane Pavlovic dans la revue Jeu (1989). Etymologiquement, on le sait, il est regard : la séduction, par là, se trouve à la source de toute émotion théâtrale, de toute réception et de toute analyse ». Et d’énumérer les équivalents du mot “séduction” : “détournement”, “attirance”, “ensorcellement”, “fascination”, “ascendant” avant de constater : « Le théâtre n’existe depuis si longtemps qu’à cause de cela, sans doute : le mouvement qui pousse les humains à se regarder, à se rassembler, à avoir envie de se toucher ». Un point de vue que ne partage toutefois pas l’historien de l’Art Paul Ardenne : « Nombre de productions émanant de l’art vivant, il est vrai, ne cultivent pas la séduction, qu’elles laissent à d’autres médias plus populaires, cinéma et télévision, voués par nature à la promotion de l’effet plastique, sinon au racolage esthétique ».

Sans doute faut-il s’entendre sur le mot séduction et sur son usage. Il est une chose de vendre un produit, une autre de « susciter une émotion, une admiration ». Quoi qu’il en soit, la proximité, le partage d’une aventure artistique, la mise en abyme des sentiments créent du trouble. Et “l’envie de se toucher” n’est pas toujours dénuée d’arrière-pensées, qui n’ont plus grand chose à voir avec la réussite du spectacle. Depuis #metoo, le seuil de tolérance s’est considérablement réduit. On ne s’en plaindra pas. Même Dom Juan, ce “gamin brutal et avide d’amour” ainsi que le dépeint le comédien Philippe Caubère, doit se réjouir de défier à nouveau le Commandeur…

Lionel Chiuch

Dom Juan et la statut du Commandeur (Fragonard)