La critique, espace en voie de disparition

Victimes collatérales de la pandémie, les critiques de cinéma et de théâtre ont perdu leur raison d’être professionnelle. A la satiété du spectacle répond un jeûne imposé et douloureux. Que reste-t-il de leurs amours ? On leur a posé la question.

La critique, un passé mais pas d’avenir? © LCh

« Partout – en France, en Europe, dans le monde – on imagine la panique gagner les rédactions ; partout on doit multiplier les réunions, rivaliser de projets originaux, suer à grosse goutte pour construire un sommaire », s’inquiète Jean-Christophe Ferrari dans son édito de la revue Transfuge datée de janvier. Partout, oui, et la Suisse n’est évidemment pas à l’abri du vent mauvais qui depuis près d’un an déchire les rideaux et disperse les toiles.

Soudain, ce qui constituait la nourriture quasi quotidienne des critiques professionnels s’est trouvé annihilé. Nié. Réduit au statut d’inessentiel. Certain.e.s en arriveraient presque à regretter les mauvais spectacles dont ils.elles faisaient parfois pitance. « On ne nait pas critique, on le devient au hasard des rencontres » écrit l’éminent critique Jean-Pierre Léonardin, mais ce « devenir » ne peut s’épanouir que dans la fréquentation des salles et le confort parfois relatif des fauteuils. La seule question qui vaille est désormais la suivante : « Qu’est-ce qu’un critique de théâtre sans théâtre ? ». Elle vaut aussi pour le cinéma, même si les dommages, écrans domestiques obligent, sont de moindre ampleur.

Comment faire, oui, quand la plume ne peut plus puiser à la source ?

Manifestation involontaire des doutes de la profession, ce titre de la journaliste Katya Berger dans La Tribune de Genève : « Et si la saison théâtrale ne revenait pas ? »*. Prolonger la question à l’horizon des mois qui viennent, des années peut-être, c’est basculer dans l’angoisse existentielle. Car c’est tout un univers alors qui pourrait disparaître, sublime galaxie constituée de comédien.ne.s, metteur.e.s en scène, technicien.ne.s, etc. et, queue de comète indispensable à la propagation de la « bonne nouvelle », de l’assidu peuple critique. Lequel, dans un environnement économique fragilisé, doit désormais affronter la suspicion de sa hiérarchie quant à sa légitimité.

« La critique est devenue au journalisme ce que la culture est devenue de manière générale : quelque chose de non-essentielle », déplore Katya Berger. Pourtant, elle ne renonce pas, considère qu’il faut poursuivre « la chronique » de créations qui, pour certaines, ne verront jamais le jour. « On sent une lassitude dans les rédactions, relève-t-elle, certains ne veulent plus de compte-rendus de représentations qui se déroulent sans autre public que celui des professionnels». L’essentiel, le non-essentiel, c’est ce qui interpelle aussi Marie-Pierre Genecand, critique au Temps et à la RTS. Elle s’est d’ailleurs fendue d’un billet combatif** pour défendre le caractère unique et nécessaire de la culture. « D’un côté, il y a la tristesse. De l’autre, la peur », confie-t-elle. La tristesse, c’est de ne plus pouvoir « partager une expérience unique », de ne « plus avoir accès à ce philtre fictionnel » qui lui permet de « nuancer » son approche de la réalité. La peur, c’est celle « qui porte sur la crainte, un peu absurde, que le théâtre pourrait ne pas se remettre de ce long temps de repli ». Même si, à titre personnel, la journaliste du Temps reconnaît « ne pas être trop pénalisée », sa production d’articles de société compensant presque l’absence de critique de théâtre.

De même, Thierry Sartoretti, qui officie à la RTS, déclare avoir « réorienté (ses) sujets vers des enquêtes, des reportages en studios de répétition, des grands entretiens plus intemporels, des sujets autour des aspects sociaux ou économiques des arts de la scène » tout en investissant d’autres champs culturels. Il reconnaît toutefois que son métier « a perdu beaucoup de son sel : ce plaisir d’écouter soir après soir des histoires et les vivre au sein de cette communauté qu’est le public ». Sans compter « l’effet entonnoir », avec « trop de spectacles dans un même laps de temps, entre les reportés, les déplacés, les revenus, les repêchés et bien sûr les nouveaux qui passeront entre les gouttes ». Dans tous les cas, pour Thierry Sartoretti, si la critique de théâtre est menacée, c’est sans doute moins à cause du corona qu’ « à cause des difficultés financières des journaux, sans parler des lignes éditoriales qui privilégient l’interview et l’avant-première au billet critique ».

Même constat de la part du journaliste indépendant – il collabore notamment au Courrier et à Gauchebdo –  Bertrand Tappolet***, pour qui « les restrictions de possibilité de publication rémunérée doivent être un aiguillon à maintenir le dialogue critique et le compte-rendu d’un travail artistique des autres ». Selon lui, « si les conditions économiques de la pratique journalistique peuvent devenir problématiques sous pandémie du fait des confinements et mesures que nous connaissons ainsi que de la crise multiforme, la « fonction » d’interroger et de mettre en lumière sur un mode critique une démarche artistique et humaine, sociale et politique n’en prend que plus de pertinence et de valeur. Elle devient vitale ». Et s’il « peut paraître étrange d’écrire sur une actualité culturelle qui est remise en cause, à terme, dans son existence même », Bertrand Tappolet maintient que « le mouvement de l’écriture permet de penser au-delà de la représentation publique, de se repenser au-delà d’un miroir critique du présent « en présentiel » ou virtuel ».

Ces considérations mettent en lumière l’éternelle ambiguïté liée à l’exercice de la critique au sein des rédactions. Quand les hiérarchies ne voient dans le théâtre qu’un aimable divertissement, estimé à hauteur de sa fréquentation et donc d’un potentiel lectorat, les critiques l’envisagent plus volontiers comme le lieu d’un questionnement et d’un brassage d’idées. En cela, ils se situent dans le prolongement de Jean-Pierre Léonardini quand il écrit, prophétique : « J’attends sans doute du théâtre plus qu’il ne peut généralement offrir, qu’il fasse un bruit d’enfer à même de réveiller les morts-vivants que nous sommes. Et j’attends de lui, pour sûr, que cela se produise plus que jamais à la cantonade, devant un concours de peuple plus ou moins large, peu importe, mais qu’il y ait pour le coup frottement de cerveaux. Je n’attends pas du théâtre le divertissement, cette marchandise la plus écoulée ». Une déclaration que les rédactions en chef et les éditeurs – du moins ceux soucieux de mettre en avant la “valeur ajoutée” de leur publication –  auraient tort de négliger, pandémie ou pas.

Lionel Chiuch

* https://www.tdg.ch/et-si-la-saison-theatrale-ne-revenait-pas-957206091158

** https://www.letemps.ch/opinions/ne-reconnaitre-culture-un-bien-essentiel-une-erreur-politique-grave

*** https://www.bertrand-tappolet.com