Césars, Oscars… Fin de “party”?

Alors que les 46e Césars du cinéma s’achèvent sur un nouveau malaise, on se demande si ce type de cérémonie, cocktail indigeste de gala et de meeting, ne relève pas d’une époque désormais révolue. Celle qui désignait des “meilleur.e.s” dans un domaine, l’art, qui devrait logiquement réfuter toute notion de classement et de compétitivité.

En 2020, on s’en souvient, la cérémonie des Césars avait tourné au remake de Festen, avec dénonciation du vilain tonton qui glisse la main sous les jupes et même plus si pas forcément affinités. Mis en lumière, les petits secrets de la « grande famille » du cinéma ne valent pas mieux que ceux des familles ordinaires où les cadavres s’empilent parfois dans les placards. Le 7e Art était sorti de l’épreuve un poil abattu, jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus…
Un an plus tard, on ne prend pas les mêmes mais on recommence. Ou tout comme. C’est que la pandémie est passée par là, faisant table rase du savant planning des sorties et des indices de fréquentation, au point même que les organisateurs auraient du songer à faire figurer le public dans les hommages aux disparus. A l’année blanche qui vient de s’écouler, on ne s’étonnera donc pas de voir répondre un flot d’idées noires. D’où un mélange improbable d’humour souvent potache – « vulgaire » écrit Le Figaro, qui ne voit pas en revanche ce qu’il y a de vulgaire à poursuivre des politiques qui acculent les gens à la misère et ruinent la planète – et de coups de sang, parfois malhabiles mais souvent légitimes.
Certain.e.s ont tiré à boulets rouges sur ces 46e Césars, qui n’exprimaient pourtant qu’un malaise profond. Ou plutôt, des malaises. En premier lieu, celui qui justifie de mettre l’accent sur la diversité, notion un peu fourre-tout où se bouscule un choeur de minorités – lesquelles auront bientôt plus de trophées que de présence aux génériques, ce qui reste tout de même le nerf de la guerre. En deuxième lieu, il s’agissait aussi de manifester l’incompréhension – et une colère difficilement réprimée – face à des mesures gouvernementales qui, en réponse à la crise actuelle, ne brillent ni par leur pertinence ni pas leur cohérence. Permettre aux gens de s’entasser dans les transports en commun mais leur refuser l’accès aux salles de spectacle, ce n’est pas seulement avoir une lecture biaisée des rapports sanitaires, c’est aussi affirmer un modèle de société qui privilégie l’homo consumericus sur l’honnête homme. Modèle qui, en outre, vient justement de montrer ses limites…

Arts, sciences et… dollars

 

Au-delà, pourtant, subsiste une question essentielle: à quoi cela sert-il? Est-ce que ces grands-messes, usées jusqu’à la corde de l’auto-congratulation, ne sont pas définitivement obsolètes ? Que nous disent-elles du cinéma ? Du théâtre quand il s’agit des Molières ? Que disent-elles de la réalité des soutiers qui, dans l’ombre, font vrombir la machine ? Est-ce qu’un rôle à un autre peut être comparable ? Une lumière ? Un son ? Un regard ? Est-ce qu’à l’heure ou s’affirme la singularité de chacun.e, on peut ainsi mettre en rivalité les talents? Et désigner – comme si le mot, déjà, ne disqualifiait pas l’intention – un ou une « meilleur.e » ? Si la réponse est non, alors il faut aller chercher ailleurs le pourquoi. Dans la tribune offerte. La caresse à l’ego. Les retrouvailles d’une famille qui ne cesse de se décomposer (même si, l’autre soir, elle avait invité les neveux indignes du Splendid pour l’apéro) sous les coups de ses propres contradictions – l’art et la morale, la culture et le business, la création et le divertissement… Tout de même, le cinéma, comme l’écrivait Claire Pernet dans L’Autre Journal, c’est « la seule découverte capitale que l’homme ait faite depuis le feu ». Alors, où est-il le feu dans ce fatras de postures ?
Peut-être faut-il chercher l’origine du hiatus dans la première manifestation du genre. Quand en 1927 les pontes du cinéma américain, alors en pleine industrialisation, fondent l’Academy of Motion Pictures Arts and Sciences (AMPAS). C’est assez ironique ces « Arts » et ces « Sciences » alors qu’il s’agissait avant tout d’apaiser les conflits sociaux et donc de donner la priorité à l’économie. Deux ans plus tard, les mêmes se retrouvent autour d’une table à l’Hôtel Roosevelt de Los Angeles pour y créer les premiers Oscars. L’affaire, montée en mayonnaise dans la presse pendant 3 mois, est expédiée en 15 minutes ! Cette fois-ci, c’est bien la politique qui est au menu : le palmarès n’a pas d’autre vocation que d’affirmer la toute puissance culturelle des Etats-Unis – car il s’agit d’exporter et d’ouvrir de nouveaux marchés. On ne sait pas si Le Figaro aurait trouvé ça « vulgaire », cette soif de conquêtes commerciales derrière la double bannière de la science et des arts ! Avant que l’ «embarrassante» Corinne Masiero ne tombe la robe, c’est en smoking que les producteurs de l’époque exhibaient leurs intentions mercantiles. La suite, on la connaît : la priorité au spectacle et aux bons sentiments, le tout ponctué par quelques rares moments d’audace frelatée (avec, cette année, une identique et opportune incursion dans la diversité puisque, pour la première fois dans l’histoire des Oscars, un acteur musulman et un asio-américain sont en lice).
C’est sur ce modèle que Georges Cravenne a créé les Césars en 1976. La comparaison ne sera jamais flatteuse. Les Américains ont le sens du rythme, du spectacle, bref, de l’efficacité. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont inventé le star-system. Avec ça, ils ont la larme facile, ce qui passe toujours bien à l’écran. Le truc est tellement bien ficelé, tellement balisé, qu’il génère ses propres « rôles à Oscar » – selon le contexte sociétal, l’aventurier, le soldat, le fou, le malade du sida ou l’autiste. Derrière Oscar l’athlète, César le compressé rame. De plus en plus. Chaque année, les commentateurs rivalisent d’adjectifs dépréciateurs pour lui tomber dessus : nul, ennuyeux, interminable et, depuis une semaine, vulgaire. Pourtant, passé la manifestation d’humeur, on a le sentiment que ça se joue ailleurs. Que l’époque s’est déplacée. Que ses préoccupations, qui ne se risquent dans le futile qu’avec circonspection, sont d’un ordre qui n’a plus rien à voir avec celui des palmarès. Des congratulations. Des remerciements. Le cinéma, c’était sa force, amenait de la poésie dans la débâcle. C’était Charlot et son kid. Ne reste aujourd’hui que la débâcle.
Car au cinéma aussi on est passé d’une logique de stock à une logique de flux. Et ce flux, soumis aux courants variés et parfois contraires de l’époque, ne laisse guère de répit à ceux qui font métier de l’image. La leur ou celle qui nait sous leurs objectifs. Image factice, imprécise et instable, reflet fidèle du monde dans lequel nous vivons et qui, lui aussi, perd pied. Ni le torse lisse d’Oscar ni le les arêtes vives de César ne parviennent aujourd’hui à endiguer ce flux. « Cette soirée n’a pas été utile au cinéma », a commenté la ministre française de la culture, Roselyne Bachelot, qui elle même n’est pas très utile à la culture. On s’en veut presque, alors que le secteur traverse la période la plus douloureuse de son histoire, de partager ce constat.

Texte signé  Lionel Chiuch