Salles de cinéma: deux fauteuils pour un!

Ce que n’a pu faire la télévision, le Covid-19 parviendra-t-il à le mener à bien ? Menacées de toutes parts, fragilisées par un confinement qui n’en finit pas de finir, les salles de cinéma se font des films sur un avenir rien moins qu’incertain…

Au moins une fois, tout le monde a posé les fesses dans le confort moelleux d’un fauteuil AMC. Avec ses 996 salles de cinéma pour 10 993 écrans dans 15 pays, AMC est un mastodonte. Un monstre de l’exploitation, oui, créé dans les années 1920, quand le 7e Art prenait son envol. Mais voilà, comme les monstres, l’exploitant américain a ses fragilités. A défaut d’un météorite, un vilain virus pourrait bien lui faire mordre la poussière. Sur les 3 premiers mois de l’année 2020, AMC a ainsi enregistré une perte nette de plus de 2 milliards de dollars. Un montant considérable qui fait dire à l’un des responsables de la société: “Il existe un doute réel quant à nos capacités de poursuivre nos activités pendant une période raisonnable”. Ce doute-là, d’autres exploitants de salles le partagent aujourd’hui.

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A peine né, le cinéma a bien failli disparaître. Emporté dans les flammes qui dévorèrent femmes et enfants lors d’un gala de charité organisé le 4 mai 1897 à Paris. A l’origine du drame? Les vapeurs d’éther émanant d’un projecteur de cinéma. L’incendie du Bazar de la Charité, puisqu’il s’agit de lui, aurait pu fournir matière à un palpitant long-métrage pour le grand écran. C’est finalement la télévision qui va s’en emparer pour en faire une série. Un signe.

Interdites dans un premier temps à la suite de l’incendie, les projections vont toutefois se développer et conquérir de nouveaux territoires. Dès 1906, le 7e Art – qui, c’est le cas de le dire, a eu chaud ! – abandonne son statut de « spectacle hébergé » pour s’installer à Montréal, au Ouimetoscope, premier espace au monde consacré exclusivement au cinéma. Depuis, de la pellicule a coulé sur l’écran noir de nos nuits blanches. Les salles se sont multipliées, puis les multiplexes, au grand bonheur des cultivateurs américains de maïs qui ont inventé le concept. Se fourrer du pop-corn dans la bouche en se lovant dans un fauteuil fait désormais partie des rituels d’une bonne séance de cinoche. Comme de vibrer à l’unisson quand un bras muni d’un couteau menace l’héroïne. La Covid-19 risque toutefois de perturber ces bons vieux scénarios…  

Victime de “l’effet canapé”

Au-delà des pures mesures de précaution imposées aux salles (un fauteuil vide d’écart, sauf pour les familles), c’est le rapport même au cinéma qui a changé. A l’heure du télétravail, le film se consomme lui aussi à domicile. Il faut dire que la révolution numérique et cyberculturelle est passée par là. Pour preuve l’essor des écrans domestiques et de la télévision à la carte, le marché du DVD, aujourd’hui en fin de parcours dans un contexte de dématérialisation des contenus, le téléchargement en ligne et l’offre toujours plus alléchante des plateformes dont l’incontournable Netflix (15,8 millions de nouveaux abonnés entre janvier et mars de cette année avec en prime une valorisation de 190 milliards d’euros). Ce dernier va d’ailleurs se frotter à rude concurrence avec l’arrivée prochaine d’Apple TV+ et de Disney. Quant à la SSR, elle a déjà préparé sa riposte avec une nouvelle plateforme de streaming, essentiellement des fictions et des documentaires, dont l’accès sera gratuit. “Le service sera proposé par thème et par genre de programme, soit un accès facilité aux différents contenus” a expliqué Bakel Walden, directeur Développement et offre à la SSR.

A la sortie cinéma s’est donc substitué l’effet “canapé”. Les écrans des smartphones favorisent cette tendance, notamment chez les plus jeunes. Ce n’est plus la dimension de l’image qui compte mais son accessibilité. La longue période de quarantaine que nous venons de traverser a favorisé ces pratiques. Les exploitants doivent désormais rivaliser d’ingéniosité pour séduire de nouveaux publics. Pour cela, ils ont encore quelques atouts dans leurs manches. Venue de Corée, la 4DX vous permet d’être dans l’action grâce à des fauteuils vibrants. Système de soufflerie, brumisateur (pour la pluie!), effets lumineux et diffuseurs d’odeur complètent le procédé. On peut aussi compter sur le Dolby cinéma pour une expérience immersive inoubliable. Ou sur les salles ICE (Immersive Cinema Experience, avec projecteur numérique laser et 52 sources sonores différentes).

D’autres tentatives, encore plus originales, ont vu le jour ces dernières années: le cinéma Pathé de Spreintenbach (Argovie) propose – à l’instar du BHV Marais à Paris – de savourer son film depuis… un lit! Pyjama de rigueur. Ailleurs, on dispose de sièges qui s’inclinent, de collations, et parfois même (comme au Cinérama Empire à Genève) d’une coupe de champagne. Du marketing, certes, mais qui permet d’accéder le temps d’une séance au statut de VIP. Rien ne prouve pourtant que chôyer ce drôle d’animal qu’est le spectateur le fera sortir de sa tanière…

Reprise à l’automne?

« Il va falloir se battre pour que le public se réhabitue à aller au cinéma. C’est notre plus grand défi”, constate le patron de la chaîne Arena, Edouard Stöckli, dans les colonnes du Matin. Une chose est sûre: l’incertitude quant à une possible “deuxième vague” de Covid-19 n’invite pas à la sérenité. Ce serait même un coup fatal pour beaucoup de salles – notamment les plus modestes – et de distributeurs qui jonglent actuellement avec leur comptabilité. Edna Epelbaum, la présidente de l’Association cinématographique suisse, estimait récemment la perte d’exploitation liée au confinement à 30 millions de francs.

Dans le meilleur des cas, la vraie reprise n’aura pas lieu avant cet automne. C’est à ce moment que l’on saura si le public reste attaché au grand écran. Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde le 22 juin dernier, la société des réalisateurs français rappelle que “la salle de cinéma est incontournable. C’est le seul et unique endroit ou le film trouve sa réelle dimension, esthétique et physique. Le seul où le spectateur l’expérimente pleinement et de la façon la plus vibrante”. Sans oublier d’ajouter que “c’est aussi le lieu qui garantit son indépendance: sans salles, pas de distributeurs, sans distributeurs pas de producteurs indépendants, sans producteurs indépendants pas de cinéastes indépendants…”. Alors, prêt à se payer une toile?