Acteurs, je vous hais… me!

Faut-il aimer ses actrices, acteurs, pour faire un bon film ou un bon spectacle? Pas forcément, nous répondent en choeur théâtre et cinéma au fil d’une histoire ponctuée de conflits. Etre aimer ou ne pas l’être, telle pourrait être aussi la question.

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Mes meilleurs ennemis 

Quand, en 1944, Ben Hecht titre son nouveau polar I Hate Actors (Je Hais les Acteurs!), il sait de quoi il parle. Scénariste réputé, il a travaillé avec les plus grands noms d’Hollywood et connait tous les dessous de la machine à fabriquer du rêve. Surtout, il a pu approcher les stars de l’époque et n’ignore rien de leurs traits de caractère ni de leurs caprices. D’où le joyeux jeu de massacre auquel il se livre dans son roman, lequel deviendra un film en 1986 sous la direction de Gérard Krawczyk.

Il n’y a pas que l’amour dans la vie et c’est également valable sur une scène ou sur un plateau. Depuis que le métier de comédien existe, il inspire bien des passions, qui ne sont pas forcément tempérées. L’exemple le plus célèbre – et le plus frappant – est probablement la relation qui unissait le réalisateur allemand Werner Herzog au comédien Klaus Kinski. Sur le tournage de Aguirre la colère de Dieu, le premier, poussé à bout par son fulminant partenaire, menaça de le tuer à l’aide d’une arme. Ambiance.

Comme rien ne se perd, le rapport entre les deux artistes donna matière à un (excellent) documentaire judicieusement intitulé Ennemis intimes. Car c’est bien de cela dont il est question: d’une intimité imposée par les conditions de tournage ou les répétitions qui porte parfois les dissensions au paroxysme. Jusqu’à la détestation dans certains cas. Les metteur.e.s en scène connaissent bien cette période précise des répétitions où, à quelques jours de la première, la distribution se retourne contre eux.elles, comme s’il s’agissait alors de tuer le père – ou la mère. Ce que fit également un Philippe Caubère en envoyant paître Ariane Mnouchkine après des années d’une étroite collaboration. Une rupture “violente, sentimentale, passionnelle”, confiera le comédien quelques années plus tard.

 

“Il n’y a rien de plus effroyable que les comédiens”

Si les tensions sont utiles à l’accomplissement d’une création, elles ne culminent pas forcément dans le désir de faire disparaître l’autre. On peut jouer des différentes notes de la gamme haineuse sans recourir au meurtre. Il arrive aussi que la mauvaise foi s’en mêle. Ainsi, le dramaturge autrichien Thomas Bernhard fut un expert en détestation de comédien.ne.s. Même si, dans un entretien, il affirme “je n’ai aucun contact avec les comédiens”. Et de préciser sa pensée: “Cela ne m’intéresse absolument pas. Il n’y a rien de plus effroyable que les comédiens, je ne vais jamais m’assoir à leurs côtés. Une seule fois j’ai tout de même fait cette bêtise: chacun vous regarde alors d’un air rayonnant et s’attend à ce que vous lui disiez qu’il était le meilleur, c’est tellement primaire”. A ce propos, il rejoint l’opinion du maître du suspense, Alfred Hitchcock, qui déclarait: “Les acteurs devraient être traités comme du bétail”.

Dans un autre style, Pasolini ne cachait pas son aversion pour les acteurs professionnels, considérant que leurs “consciences” venaient lester la sienne. Autre réalisateur italien, Roberto Rossellini demandait à ses acteurs de lire leur texte “comme s’il lisait un télégramme”. Surtout, il refusait de leur accorder la moindre petite liberté de création. “Je dois débarrasser le terrain de tout ce qu’ils ont fait, de tout ce qu’ils ont pensé, et me mettre à construire en repartant de zéro, expliquait-il. Je préfère faire mon travail une seule fois plutôt que deux. Comme ça, les acteurs sont dans l’embarras. Je leur donne la réplique au dernier moment et ils doivent seulement suivre les instructions”. Pierre Arditi, qui a tourné avec Rossellini en 1972, se souvient qu’il eut alors le sentiment d’être traité comme une “pintade”.

A défaut de haine, la défiance des réalisateurs envers les comédiens ne date pas d’hier puisque Méliès, déjà, considérait que ces derniers en faisaient trop, “toujours portés à se mettre en évidence et à se faire remarquer”.

L’infernal tournage de “L’Enfer”

1995. Serge Reggiani publie Dernier courrier avant la nuit, un recueil de lettres que le comédien adresse à des disparu.e.s, artistes pour la plupart.  A cette occasion, je le recontre dans son appartement parisien, où il m’accueille aux côtés de Noëlle Adam, sa dernière compagne. Nous parlons de choses et d’autres, de la Suisse, de son enfance en Italie, de ses premiers pas dans le cinéma, de musique… Déjà, il semble un peu fatigué, hésite, prend appui sur les souvenirs de Noëlle, qui fut comédienne elle aussi. A un moment, sans raison précise, il commence à raconter le tournage de L’Enfer (1964), d’Henri-Georges Clouzot, dont il n’était pas sorti indemne. Les deux hommes en viendront même aux mains tant l’ambiance est tendue sur le plateau. Extrait inédit:

Serge Reggiani – Dans Manon, le film que j’avais tourné en 48 avec lui, Clouzot était normal dans sa tête. Mais ensuite quand il a tourné L’enfer, c’était infernal, c’est le cas de le dire. Epouvantable. Le film s’est arrêté d’ailleurs. Moi j’étais mal foutu pendant 5-6 jours, je me suis donc arrêté et il a continué à tourner. Puis j’ai dit à mon médecin : maintenant, ça va, je vais reprendre le tournage. Et on m’a dit : c’est pas la peine, Clouzot est très malade. D’ailleurs, il ne s’en est jamais remis : c’est la fin de Clouzot… Sur le tournage, il me faisait faire des choses inimaginables. Il m’avait imposé d’apprendre une phrase à l’envers. « Non, non, c’est pas possible ». Et je l’ai dit tellement bien cette phrase qu’en la passant à l’endroit ça faisait : « Non, non, c’est pas possible ». Je devais accrocher Romy Schneider par les aisselles. Romy Schneider était allongée nue dans un catafalque transparent, totalement transparent. Et je devais essayer de l’approcher, de la toucher sans y parvenir. Et tu te dis, pour un acteur qui mérite ce nom, ce n’est pas difficile. Pas du tout : il m’avait attaché avec des sangles, les poignets, les coudes, les genoux, le bassin. Et, derrière une feuille – il y avait un bout de décors – les machinistes, dès l’instant où j’approchais un peu, tiraient. Ça me foutait en arrière, c’était abominable. L’effet était comique. Inimaginable. Il avait fait un très beau film, auquel d’ailleurs il n’avait lui-même rien compris, qui s’appelait Le mystère Picasso. Mais il n’avait rien compris à ce film. Il mettait en scène et il disait : “Encore une minute!” Comme si Picasso peignait en fonction du chronomètre. Et depuis, il s’est mis à peindre lui-même. Mais il ne peignait que des bidets. Son obsession c’était le bidet. A la Colombe d’or à Saint-Paul-de-Vence, en plein déjeuner, c’est l’été, tout le monde est sur la terrasse au soleil, et il passe avec sa blouse de peintre, un bidet à la main qu’il venait de peindre. Il allait le comparer au travail de Picasso, de Fernand Léger… tous ceux qu’on veut. Et il repassait en disant : « ça tient ! ». Il n’a jamais peint que des bidets.

Noëlle Adam (ndlr: qui a tourné “La Prisonnière” avec Clouzot) – Je crois que c’était un personnage assez spécial. Il était quand même odieux… Mais en dehors de ça, dans la vie, il était charmant. Adorable. Il était très attentionné. Mais sur le plateau… C’était la dictature. Odieux. Et il fallait parler anglais.

SR – Il nous a fait le coup à Romy et moi, aux essais. Bon, Romy parlait anglais avec l’accent allemand. Elle était autrichienne. Et moi je parlais l’anglais de mon mieux , mieux qu’elle. Si j’avais un accent, c’était un petit accent français, ou rital. Mais enfin, je parlais pas mal, assez british, et il était fou furieux parce qu’il voulait que Romy parle de la même manière que moi. 

NA – On se demande s’il n’était pas bête.

SR – C’était un grain de folie. Et plein de gens, plein de cinéastes, d’acteurs, d’actrices, ont un petit grain de folie. Mais son grain était un gros grain. Ce que je dirais pour finir, c’est qu’il devait être malheureux dans tout ça.

“La Suisse? C’est vert… “

Jean-Pierre Mocky, qui n’avait pas la langue dans sa poche, pouvait également se montrer très véhément avec ses acteurs. Sur les plateaux mais aussi en dehors. A la suite d’une rencontre avec Tom Cruise, il déclara notamment: “Il est con comme un cigare. En plus, il est scientologue, c’est le pompon!”. Parfois, ce sont les acteurs qui se retournent contre les réalisateurs. Ainsi Yves Montand qui, des années durant, fit la gueule à Claude Lelouch après que Vivre pour vivre se soit fait démolir par la critique. “Pendant 20 ans, il ne m’a plus parlé, n’a plus voulu tourner sous ma direction”, raconte le réalisateur français.

Suisse de l’étape, Jean-Luc Godard n’a pas très bonne réputation non plus. Un proche rapporte qu’il “manquait de mots assez durs pour les acteurs, s’inscrivant par là dans une famille de cinéastes pour lesquels, face à ces créatures puériles et vaniteuses, il n’y a que la contrainte qui vaille”. Avec Depardieu, Godard a toutefois trouvé un interlocuteur à qui on ne la fait pas: “Godard, il peut aller se frotter. Il fait le prof. Il filme les livres. Il dit carrément que les gens sont cons. Très bien /…/ J’en ai rien à foutre de Godard. Simplement, tu me parles de cinéma, Godard, ce n’est pas du cinéma, c’est un professeur”. Heureusement, ce n’est pas toujours aussi tranché! En témoigne cette anecdote racontée par Jacques Dutronc dans Pensées et répliques (anecdote qui prouve que les affinités ne sont pas forcément là où on les attend!): “Godard. Je l’ai vu une fois à Paris. Il n’avait pas de scénario. Il m’a montré un truc assez court sur une K7. Il m’a dit: “C’est le film”. Puis je suis allé le voir en Suisse. Il est venu me chercher à l’aéroport. Dans la voiture, c’était bien parce qu’il ne parle pas et moi non plus et le seul truc que j’ai trouvé à dire c’était: “C’est vert”, parce que je trouvais sur la route que tout était vert. Il m’a dit: “C’est bien, vous avez compris le film”. Le soir même il nous a fait faire une rédaction. Il y avait Nathalie Baye, Isabelle Huppert ez moi. Racontez le film que nous allons tourner. Moi, comme j’avais dit: “c’est vert”, j’en ai été dispensé”.

Quant à la détestation entre comédien.ne.s, le sujet mérite tout un livre…

L.C.